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Alain Robbe-Grillet, quand même!

Les cartes postales de Pascal Louvrier (3)


Alain Robbe-Grillet, quand même!
L'écrivain Alain Robbe-Grillet (1922-2008) photographié dans les années 70 © MARY EVANS/SIPA

En 1955, Alain Robbe-Grillet publie Le Voyeur. Les cartes postales de l’été, la série de Pascal Louvrier


Randonnée sur la crête du plomb du Cantal ; la brume bleutée se dilate dans l’atmosphère émolliente. Le sol caillouteux, pelé comme le dos d’un vieux chameau, invite plutôt à la prudence. Pause, sac à terre, silence. Pas même un rapace dans le ciel récuré, net. Assis sur une pierre érodée, je lis à haute voix une page du Voyeur, d’Alain Robbe-Grillet. Souplesse de la phrase, allitération, respiration lente due au point-virgule. Détails précis d’une scène qui est, à plusieurs reprises, décrite ; sans être décrite de la même façon, avec un élément supplémentaire, ou une correction infime, ou encore un autre détail qui vient contredire la précision chirurgicale de ce que Mathias, le personnage principal, avait cru voir. D’ailleurs, est-ce lui le voyeur ? Ne serait-ce pas plutôt le lecteur ? Et l’important est-il ce qui est donné à voir ? D’emblée, la difficulté est annoncée. « C’était comme si personne n’avait entendu. » Et si l’on n’entend pas, on reste dans son silence intérieur. Avec Le Voyeur, paru en 1955, deux ans après Les gommes, Alain Robbe-Grillet bouscule le schéma narratif. Il déroute le lecteur, non sans une certaine malice, pour ne pas dire qu’il le perd, ce lecteur paresseux, avec un brin de perversité assumée.

Roman policier sans police

Le Voyeur est un roman policier, sans police, ni intrigue policière classique. Peut-être y a-t-il un crime, et même deux, mais rien n’est certain. On peut juste dire qu’un homme, Mathias, voyageur de commerce fauché, vient passer la journée dans une île, celle de son enfance, pour y vendre son lot de bracelets-montres. Il doit repartir avec le bateau de 16 heures quinze. Le moindre détail a son importance dans le récit. On suit Mathias dans l’île, pas à pas, toquer de maison en maison, pour tenter de vendre sa marchandise, dans ce « pays d’alcooliques ». Il y a des détails récurrents : un paquet de cigarettes, un sac de bonbons, une cordelette roulée en huit. Mais ce compte rendu minutieux est marqué par un blanc, un temps mort qui ne peut être récupéré : il manque une heure dans l’emploi du temps de Mathias. Malgré la description du réel, à la limite de l’obsession, une scène est occultée, celle où un crime sexuel s’est produit. Une adolescente a été tuée, Jacqueline. Ou alors elle a chuté de la falaise, le corps déjà mangé par les crabes. Qui mène le lecteur vers la fausse piste ? Mathias ? Les hallucinations de Mathias ? Le lecteur, lui-même, inattentif aux détails ? Et puis Mathias évoque une autre jeune fille, Violette, morte voilà plusieurs années. Il la décrit, mais par rapport à la réalité ou par rapport à l’image fantasmée qu’il se fait d’elle ? Page 94, version poche, celle que je possède sur la crête du plomb, on lit : « Violette avait les jambes ouvertes mais appliquées néanmoins toutes les deux contre le tronc, les talons touchant la souche mais écartées l’un de l’autre de toute la largeur de celle-ci – quarante centimètres environ. » Mathias peut être un serial killer revenu tuer, après plusieurs années… 


Le sens hypothétique de la réalité

Une fois achevée la lecture de ce roman magnétique, l’envie nous prend de le relire pour y déceler ce qui nous a échappé. Dans l’un de ses articles, Alain Robbe-Grillet note : « Le roman moderne, comme nous le disions en commençant, est une recherche, mais une recherche qui crée elle-même ses propres significations, au fur et à mesure. La réalité a-t-elle un sens ? L’artiste contemporain ne peut répondre à cette question : il n’en sait rien. Tout ce qu’il peut dire, c’est que cette réalité aura peut-être un sens après son passage, c’est-à-dire l’œuvre une fois menée à son terme. » Au bout du chemin pierreux, l’horizon ondoie sous le soleil dément, comme s’il se liquéfiait. Je le vois ainsi, et c’est peut être ce qui se produit.

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Pascal Louvrier est écrivain. Dernier ouvrage paru: « Philippe Sollers entre les lignes. » Le Passeur Editeur.

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