Alain Robbe-Grillet, quand je vous ai découvert, à l’âge de quinze ans, j’avais déjà lu une infinité de romans mais ceux seulement qu’on m’avait dit de lire. Quand j’ai eu douze ans, une fille, une « grande » qui en avait treize, m’avait glissé, comme un de ces secrets érotiques que l’on chuchote dans les secondes qui suivent le moment où les parents s’absentent un court instant de la pièce : « Lis La Nausée, Vipère au poing. L’Etranger ! » Je l’avais fait, et j’avais grandi d’un seul coup : j’avais soudain accédé au monde des grandes personnes, des adultes de ma propre époque, pas celui, splendide mais suranné de Salammbô, ni celui apprivoisé, des Hommes de bonne volonté – dont j’avais pourtant dévoré les vingt-sept volumes.
Alain Robbe-Grillet, à quinze ans je suis allé voir L’année dernière à Marienbad et dans ces interminables couloirs sur les moulures desquels glissait majestueusement la caméra de Sacha Vierny, j’ai entendu votre voix et les cieux se sont entr’ouverts : Julien Green m’avait fait deviner qu’un tel monde existait peut-être et le rideau se levait triomphalement et ce monde était là, devant moi : la littérature française, telle que je l’espérais secrètement, au carré ou au cube !
J’ai alors tout lu, tout ce que vous aviez écrit : l’errance des Gommes, l’anneau de fer du Voyeur, la lumière qui perce à travers La Jalousie, le sang qui perle dans La Maison de rendez-vous. A l’athénée – comme on appelle le lycée en Belgique – mon professeur de français avait la délicatesse de me demander de dresser moi-même la liste des livres que j’emporterais quand le prix me serait décerné en fin d’année. Et je repartais avec ces volumes de Robbe-Grillet, de Claude Simon ou de Robert Pinget, à qui j’offrais l’occasion d’une brève incursion annuelle dans un univers qui ne savait sinon rien d’eux.
Vous étiez aussi pleinement de votre temps : vous avez accepté le principe de l’Académie Française – et, en effet, pourquoi pas ? – mais vous en avez rejeté le style convenu et vous êtes mort dans ses limbes. N’oublions pas non plus que durant des années très noires, vous avez signé Le Manifeste des 121 qui se termine par ces mots : « La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. »
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !