Son frère Nimeño II et à travers lui le monde taurin sont au cœur de l’œuvre d’Alain Montcouquiol. Celui qui se rêvait torero est devenu l’un des plus grands écrivains de cet univers fait d’éclat et de tragique.
Né en 1945, Alain Montcouquiol avait, adolescent, un rêve impossible à cette époque : devenir torero français. S’entraînant avec une bande de jeunes aficionados face à des taureaux imaginaires sur les hauteurs de Nîmes, il prit un jour, avec son ami Simon Casas, la courageuse décision de partir pour l’Espagne, sans un sou en poche mais la tête pleine de rêves de taureaux, de paso-doble, de flamenco, de sable et de lumières, celles des habits mais aussi de la gloire. Ils subirent les moqueries et le mépris du milieu taurin français et espagnol qui disait alors : « Pour être torero, il faut avoir du sang espagnol dans les veines ! »
À force de lutte et d’entêtement, ils parviennent à toréer des courses professionnelles. Simon Casas prend même l’alternative en 1975, cérémonie où les jeunes toreros (appelés novilleros) accèdent au grade de Matador de toro, leur permettant de se confronter à des bêtes plus âgées et donc plus grosses et plus armées. Mais les deux amis savent que jamais ils ne seront les grands toreros dont ils avaient rêvé. Être des petits toreros parmi les autres ne les intéressait pas, il leur fallait être grands ou rien. Simon Casas se tourne alors vers l’organisation de spectacles tauromachiques. Montcouquiol, lui, se trouve face à un nouveau problème. Son petit frère Christian a attrapé la fièvre taurine et rêve à son tour de devenir torero. Son cadet ayant de réelles qualités face aux taureaux, Alain Montcouquiol accepte de l’accompagner dans cette folle aventure, comme conseiller, puis agent. Le résultat est à la hauteur de leurs rêves. Christian Montcouquiol devient « Nimeño II », premier torero français à acquérir le statut de Figura, comme on dit dans ce petit monde, premier matador français de carrière internationale de l’histoire de la tauromachie.
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C’est un triomphe, son nom remplit les plus grandes et les plus prestigieuses arènes. Le 10 septembre 1989, en pleine gloire, Nimeño II torée dans les arènes antiques d’Arles. Les taureaux programmés ce jour viennent de l’élevage de Miura, réputés pour leur extrême dangerosité et la prestigieuse liste de leurs victimes : Manolete, Dominguin, El Espartero et d’autres encore. Son deuxième adversaire est un grand taureau gris nommé Panolero. Il l’attrape violemment, le propulse en l’air comme une marionnette de chiffon, Christian retombe sur la tête, son corps demeure inanimé sur le sable. Il reste plusieurs jours entre la vie et la mort. D’abord tétraplégique, il lutte durant deux ans, retrouvant petit à petit l’usage de son corps. Mais il sait que toréer à nouveau ne lui sera plus possible, que ce rêve irréalisable qu’il a réalisé s’arrête là. Le 25 novembre 1991, Nimeño II se suicide. La légende était écrite. Son visage d’enfant était gravé pour jamais. Il restera éternellement jeune, courageux et au sommet de sa gloire.
Cette grande aventure tragique est au cœur de l’œuvre littéraire d’Alain Montcouquiol depuis de nombreuses années. Une œuvre hantée par la peur, le courage et la mort. Son premier livre, Recouvre-le de lumière, indispensable pour comprendre les racines de cette incroyable histoire, est devenu un classique de la littérature taurine. Philippe Caubère en a fait un spectacle. Ont suivi Le Fumeur de souvenirs et Le Sens de la marche. Montcouquiol publie aujourd’hui La Bonne Distance aux éditions Verdier. En ce mois de novembre 2021, triste anniversaire des trente ans de la disparition du torero au visage d’ange qui dansait devant la mort, nous avons rencontré celui qui entretient la mémoire de ce tragédien lumineux, qui a payé de sa vie la grandeur de son art.
Causeur. Le courage et la peur sont omniprésents dans vos livres. Vous expliquez souvent avoir manqué de courage pour être torero. Mais il vous en a fallu pour renoncer à cet art pour lequel vous viviez, pour choisir d’être « grand ou rien ».
Alain Montcouquiol. Cette décision a plutôt été désespérée. Vous savez, le courage et la peur, c’est un couple. Parfois on penche du côté de la peur, parfois de celui du courage. La peur a été très présente dans ma vie de torero, mais elle ne m’a pas pourri l’existence car je savais de quoi j’avais peur et pour quoi. Ma peur, c’était de tomber sur un taureau que je ne sois pas capable de comprendre, qui pose des problèmes que mes compétences n’étaient pas capables de résoudre. Et ma peur était aussi d’avoir rêvé trop haut. Mais ces peurs ne sont pas présentes pendant la corrida. Face au taureau, je n’avais plus le temps de penser. C’était surtout avant les corridas que la peur m’envahissait. La peur d’être blessé, la peur d’être ridiculisé, la peur que les autres toreros du jour soient meilleurs que moi. Avant les corridas, il y a toutes les peurs du monde qui sont là en même temps… mais fort heureusement surgit le taureau qui dit : « Disparaissez ! Le seul qui amène la peur ici, c’est moi. » Et à partir du moment où vous êtes face à lui et à sa violence, vous n’avez plus que la possibilité de réagir intuitivement.
Renoncer à votre rêve fut-il une tragédie ?
Non. Car mon échec coïncide quasiment avec l’envolée de mon frère. Les séquelles ont été guéries par le triomphe de cette aventure commune que fut le triomphe de Christian, premier torero français d’envergure internationale. J’ai accompagné mon frère dans cette folle ascension, je l’assistais, le conseillais.
Mais ce succès a conduit votre frère à la mort. La mort qui est aussi un des sujets récurrents de vos livres.
La mort dans mes livres, oui. Mais la mort est une chose dont on passe son temps à parler dans le monde des taureaux en général. C’est notre avantage à nous. Dans ce monde-là, vous prenez un gamin de 15 ans, dès qu’il commence à s’intéresser à la tauromachie, une des premières choses qu’il va apprendre, c’est à réfléchir sur la mort. La mort du taureau, la mort des toreros. Même chez les aficionados, c’est ainsi. D’ailleurs ils connaissent souvent par cœur les dates de mort des toreros tués dans l’arène. Ils vous diront : « Manolete est mort le 28 août 1947, le toro s’appelait comme ça, il portait tel numéro, il était de telle couleur… », etc., etc. Les gamins dans les écoles taurines à 15 ans savent ce qu’est une artère fémorale. Regardez simplement l’arène ! C’est le seul lieu de spectacle dans lequel il y ait en coulisse une chapelle et une infirmerie. Ça interpelle, non ?
Dans la littérature taurine ainsi que pour le public des corridas, il y a une vision presque romantique de la mort du torero. Cocteau parlait de « conclure les épousailles », en particulier au sujet de Manolete qui en plantant son épée dans le taureau a simultanément reçu un coup de corne mortel. Il y a même de la fierté, parfois, à voir que le torero que l’on a aimé et admiré a laissé sa peau pour les taureaux. Jean Cau, évoquant la disparition de votre frère, a écrit : « À notre chagrin se mêlait, oui, une sorte d’orgueil. Nous pouvions dire : “Nous avons eu en France un grand torero et ce maître, ce Français […] l’a tué, le taureau.” » Avez-vous ressenti cette fierté ?
De la fierté, non. C’est très difficile à avaler, un suicide. Avant ce geste de la mort choisie, nous en avions beaucoup parlé. Et après l’avoir beaucoup écouté, je lui ai donné raison. Je ne lui ai pas dit, évidemment, j’ai essayé de l’en dissuader. Je lui disais qu’il fallait qu’il reste pour sa femme et ses jeunes enfants, que lui et moi pouvions continuer dans le monde des taureaux d’une autre manière, en devenant directeurs d’arènes par exemple. Mais lorsqu’il l’a fait, je me suis dit « muy bien ». Je me suis rappelé ses arguments, qui étaient meilleurs que les miens. Il ne voulait pas que ses enfants le voient aigri, triste de ne pas pouvoir faire ce qu’il aimait le plus au monde. Il voulait qu’ils le voient triomphant et plein de joie. Et puis c’était un acte qui était directement lié à sa liberté. Et peut-être un excès d’amour.
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C’est vous qui avez fait découvrir à votre frère le monde des taureaux. Cela lui a amené la joie, le triomphe et la mort. Regrettez-vous de l’avoir entraîné dans cette aventure ?
Lorsque Christian était tout jeune, j’ai tout fait pour le décourager. Lui, devant ses copains, était très fier d’avoir son grand frère « torero en Espagne » ! Même si j’étais un petit torero qui crevait la dalle (rires). À mon retour en France, alors qu’il répétait qu’il voulait toréer, je l’ai emmené dans des élevages pour voir comment il ferait face à un taureau. Et là, j’ai constaté qu’il avait sûrement beaucoup plus de qualités de courage que moi. Il se faisait attraper, il se relevait couvert de poussière, il y retournait encore, il avait une rage au fond de lui que je n’avais jamais eue. J’étais face à une espèce d’évidence. Et puis je préférais qu’il fasse cela plutôt que de traîner dans les quartiers de Nîmes et de piquer des mobylettes. Un jour, dans les arènes d’Arles, j’étais allé voir toréer le grand Manzanares. Là, pendant la course, je vois un type qui saute en piste pour toréer le taureau de la star, un vol en quelque sorte ! Ce type, c’était mon frère. Il voulait prouver ! J’ai alors compris qu’il ne servait plus à rien de le décourager. Qu’il avait une volonté et une détermination profondes. Et puis… il était tellement heureux. Et quand on pense à toute la joie que lui ont ensuite apportée les taureaux… et les voyages pour toréer au Venezuela, au Pérou, en Équateur, au Mexique. Aller dans ces pays-là, c’était une chose exceptionnelle à l’époque. Grâce à la corrida, Christian a eu une vie très heureuse. Deux minutes avant qu’il se fasse fracasser par ce taureau dans les arènes d’Arles, il m’a dit : « Heureusement que je suis heureux dans l’arène. » Deux minutes avant l’accident ! Alors… ça m’a guéri avant d’être malade. Cet accident lui a retiré cette possibilité de la joie intense. Vous savez, le torero avec le taureau, c’est comme le marin avec la mer. La mer, le marin l’aime, il l’admire, il la craint, elle peut tout lui donner, elle peut tout lui prendre, il y a toute une mythologie autour d’elle. Il y a des poètes, des écrivains, des philosophes qui ont écrit sur elle. C’est vraiment comme nous avec le taureau.
Vous rappelez-vous ce qui vous a d’abord attiré vers ce monde de la corrida ?
Oui. C’est la mort de mon père. J’avais 10 ans. J’habitais en Auvergne. Lorsque mon père est mort d’un accident de moto, on m’a dit ce qu’on dit souvent aux enfants dans ce cas : « Ton père est mort, sois courageux. » Ce qui souvent veut dire : « Ferme ta gueule. » Avec les enfants, la mort, on n’en parle pas. Et puis nous nous sommes installés à Nîmes. Je me suis retrouvé à l’école avec des gosses qui parlaient de corrida, et donc souvent de la mort, du taureau ou du torero. Et comme de la mort, de celle de mon père, on ne m’en avait jamais vraiment parlé, j’ai tout de suite été attiré par la corrida pour la comprendre. J’avais ce besoin.
Pensez-vous que la tauromachie apporte des valeurs et des clés qui manquent au monde d’aujourd’hui ?
Bien sûr. À commencer par ces questionnements sur la mort. Aujourd’hui on la refuse, on la cache loin de nous dans des « Ehpad ». Penser à la mort bien avant qu’elle arrive, comme le font les toreros, c’est sain. Et puis évidemment les valeurs de courage. La tauromachie n’est pas un mode d’emploi de la vie. Mais, en suscitant des questionnements essentiels, elle aide à résoudre des équations existentielles.
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Vous passez chaque jour devant la statue de votre frère, qui est presque sous votre fenêtre, sur l’esplanade des arènes. Qu’est-ce que cela vous fait ?
Je l’ai apprivoisée. Au début, cela ne me plaisait pas… Après la déflagration de la mort de Christian, l’idée qu’on lui fasse une statue ne me consolait de rien, ne me touchait en rien, c’était une sorte de deuxième enterrement. Après, je me suis habitué à elle car je lui trouve une utilité. Trônant là, sur le parvis, entre les arènes et le Musée de la romanité, elle est tout à la fois une sorte de paratonnerre à la connerie des anti-corridas et une attraction touristique photographiée jour et nuit. Les enfants s’amusent autour et avec elle… À la sortie des corridas, les toreros qui ont triomphé font déposer sur le socle les bouquets de fleurs que les spectateurs leur ont lancés sur la piste. Et puis surtout, l’œuvre de Serena Carone est très belle. Posée à hauteur d’homme, elle est ainsi en quelque sorte humanisée… et comme elle participe à entretenir la mémoire de mon frère… todo perfecto.