Historien de la Shoah et rabbin du mouvement Conservative, Alain Michel a publié en 2012 Vichy et la Shoah : enquête sur le paradoxe français (Editions CLD), une étude qui ébranle toutes nos certitudes sur l’attitude du régime envers les Juifs et qui a nourri la réflexion de Zemmour sur Vichy et les polémiques qui s’en sont suivies.
Causeur. Zemmour s’appuie essentiellement sur vos travaux pour affirmer que Pétain a sauvé les Juifs français durant la Shoah, en sacrifiant les Juifs étrangers. Dans le passage le plus polémique du Suicide français, il cite votre livre Vichy et la Shoah : enquête sur le paradoxe français. Comment avez-vous accueilli cette médiatisation ?
Alain Michel. Je dois effectivement à Éric Zemmour la médiatisation de mon livre. Lorsqu’il a été publié en 2012, tous les médias situés à gauche du Figaro l’ont frappé d’une sorte d’omerta. À l’époque, Éric Zemmour avait demandé à me rencontrer et avait prédit mon livre subirait le même silence médiatique que l’ouvrage, remarquable, de Simon Epstein, Le Paradoxe français. Epstein y montre l’implication de la gauche pacifiste dans la collaboration et de l’extrême droite maurassienne dans la Résistance. La presse s’étant focalisée sur le chapitre consacré à Vichy dans le Suicide français, je me retrouve lié au sort d’Éric Zemmour et je savais que le sujet reviendrait dès lors qu’il entrait dans la course à la présidentielle.
Vous ne vous sentez donc pas trahi par l’utilisation faite par Zemmour de vos recherches ?
Non et je m’étonne qu’aucun média, en dehors de Causeur, ne m’ait sollicité pour vérifier les dires de Zemmour. Ils n’interrogent que les historiens de la doxa, c’est-à-dire ceux qui partagent les thèses de Robert Paxton et de Serge Klarsfeld, jamais des historiens comme moi-même ou comme Jean-Marc Berlière, le spécialiste de la police de Vichy, ou encore mon directeur de thèse, Antoine Prost, pourtant l’un des plus grands historiens de la France contemporaine. Ce dernier a beau être idéologiquement opposé à Éric Zemmour, il estime qu’il faut regarder les choses dans leur complexité concernant Vichy.
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Mais Zemmour n’est pas historien…
Il n’est pas historien, mais il connaît énormément de choses sur cette période. Sa seule erreur tient dans sa présentation du sujet. Quand il dit : « Pétain a sauvé les Juifs de France, c’est inexact. Ce n’est pas Pétain, c’est Laval, aidé par Bousquet. Cela a d’ailleurs été écrit dès le début des années 1950 par Léon Poliakov dans le Bréviaire de la haine. Raul Hilberg dira la même chose jusqu’au bout, y compris dans la dernière réédition de La Destruction des Juifs d’Europe, en 2006. Pour eux, le gouvernement de Vichy a fait le choix de protéger les citoyens français en livrant des Juifs étrangers. Plusieurs historiens soutiennent cette thèse, mais à partir des années 1980 elle devient taboue.
Il faut reconnaître que votre thèse est particulièrement déroutante. Vous soutenez par exemple que Laval n’était pas antisémite…
Même si Laval était xénophobe (c’était très à la mode à l’époque en France), il n’avait pas d’intentions criminelles, ni par rapport aux Juifs étrangers ni par rapport aux étrangers non-juifs. Le gouvernement de Vichy voulait avant tout se débarrasser des étrangers, dont les Juifs, qu’il considérait comme un poids pour l’économie nationale. Mais se débarrasser des étrangers dans le langage des gens de Vichy – je ne parle pas des extrémistes de la collaboration qui vinrent au pouvoir début 1944 –, c’était les faire partir. Ce n’était absolument pas les assassiner. Alors que pour les nazis, à partir du printemps 1942, il s’agit de se débarrasser physiquement des Juifs.
Il n’empêche qu’à peine arrivé aux affaires, le gouvernement de Vichy prend des mesures clairement antisémites.
Dans le premier statut des Juifs, d’octobre 1940, il n’est pas question de toucher aux biens des Juifs. C’est très différent de la zone nord où l’une des premières mesures prises par les Allemands vise à spolier les Juifs. Le régime est antisémite, bien sûr, mais contrairement à ce qu’on affirme aujourd’hui, l’antisémitisme n’est pas au cœur de sa réflexion. Ce qui le caractérise avant tout, c’est la xénophobie. Cela dit, au fil du temps les persécutions antijuives s’aggravent. Mais il n’existe pas de volonté ni en 1940, ni en 1941, ni en 1942 de nuire physiquement aux Juifs. Les déportations ne sont jamais de l’initiative de Vichy à partir de 1942 et, par la suite, Laval et Bousquet essaient de ralentir les choses. Quand ils n’ont pas le choix, ils livrent des Juifs étrangers. Les seuls Juifs français pas vraiment protégés sont les enfants français des Juifs étrangers car arrêtés avec leurs parents, comme lors de la rafle du Vél d’Hiv.
Mais justement, on sait que Pétain a durci le brouillon du statut des Juifs qui lui a été soumis et on a même la copie annotée de sa main au crayon rouge. Pourquoi l’avait-il fait s’il voulait protéger « ses Juifs » ?
Il s’agit du projet de loi qui a été rédigé dans la journée, sans doute par le ministre de la Justice, Raphaël Alibert, ou peut-être par le ministre de l’Intérieur, Marcel Peyrouton (les deux se sont renvoyé la responsabilité après la guerre). Pétain, qui aime jouer au maître d’école avec ses ministres, tient le projet tapuscrit devant lui, et corrige à la main, au crayon rouge, au fur et mesure des échanges. Certains changements sont induits par Pétain, d’autres par tel ou tel ministre. Il est difficile de départager qui est à l’origine de quoi. Mais nous savions déjà par les mémoires de Paul Baudoin, le ministre des Affaires étrangères, que Pétain s’était montré l’un des plus sévères. Le brouillon apporté « miraculeusement » par Klarsfeld en 2010 n’a rien appris de neuf aux historiens.
Comment expliquer dans ce cas la rafle des notables en décembre 1941 ? Cette action a bien concerné des Juifs français !
La rafle des notables découle d’une décision allemande, appliquée par des Allemands et imposée à des policiers français. Conformément à l’accord d’armistice, l’administration française de zone nord doit obéir aux Allemands. À Paris, où la Préfecture de police accepte totalement le principe de la collaboration, elle procède à des rafles en août et décembre 1941, sans demander d’autorisation à Vichy. Cela va changer lors de la rafle du Vél d’Hiv. Laval et Bousquet vont obtenir qu’aucun Juif français ne soit arrêté, alors que les Allemands avaient prévu que 40 % des arrestations concerneraient des Juifs français. Finalement, ils acceptent que 10 000 Juifs apatrides de la zone sud soient livrés à la place des Juifs français pour remplir le quota. Cette fois la police française opère seule, car Laval et Bousquet ne veulent pas que les citoyens français aient sous les yeux une police aux ordres des Allemands. Pour eux, c’est avant tout une question d’image et de souveraineté.
Pourquoi les nazis acceptent-ils ce marchandage macabre ?
Il existe des tensions au sein de la SS entre les hommes d’Eichmann, décidés à déporter tous les Juifs à tout prix, et d’autres qui veulent éviter les tensions avec la France et préserver une stabilité politique. Les négociations autour de cette rafle finissent par s’ébruiter et la rumeur d’une rafle imminente explique la surreprésentation de femmes et d’enfants au Vél d’Hiv. Avertis et pensant être les seuls visés, les hommes s’étaient cachés. C’est évidemment affreux et horrible humainement, mais cela se déroule dans un contexte où Vichy cherche en permanence à protéger les Juifs français, au besoin en participant aux arrestations.
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Pourquoi dans ce cas avoir livré 3 000 enfants juifs, français, alors même que les Allemands ne l’exigeaient pas ?
Cette question des enfants apparaît tardivement dans la négociation, dans les premiers jours de juillet. Laval décide que les enfants des Juifs apatrides livrés depuis la zone sud accompagneront leurs parents. L’État français ne veut pas s’en occuper et n’a pas réussi à convaincre les États-Unis de les accueillir. À une époque où personne ne sait exactement ce qui se passe à l’Est, ils ne veulent pas apparaître comme des gens qui vont séparer les familles.
Vous voulez dire que Laval agit pour des motifs humanitaires…
Pas pour des motifs humanitaires mais pour une question d’image. Séparer les enfants des parents est considéré comme un crime. Fin juillet, les Allemands assurent qu’ils veulent faire partir les parents en premier afin de préparer le terrain pour ensuite accueillir les enfants. Cela semble aujourd’hui totalement artificiel, mais à l’époque tout le monde se contente de cela car les gouvernements successifs de Vichy veulent se débarrasser des Juifs étrangers et apatrides détenus dans les camps de la zone sud. Avant cela, en 1941, Vichy a tenté de négocier avec les États-Unis et des pays d’Amérique latine, mais les Américains refusent d’accueillir ces Juifs. Roosevelt, pour des motifs à la fois antisémites et de politique intérieure, n’a pas voulu accueillir ces Juifs étrangers. S’il avait décidé d’accueillir au moins une partie d’entre eux, le régime de Vichy aurait pu sauver des Juifs étrangers avant que les Allemands commencent à appliquer la solution finale.
Le gouvernement de Vichy pouvait-il ignorer le sort qui attendait les Juifs déportés ?
Je pense que jusqu’à fin août, début septembre 1942, les dirigeants français disposaient de certaines informations mais pas d’une compréhension globale de qui se passait. Primo Levi disait qu’il fallait être soit un nazi fanatique soit un fou pour imaginer que les Allemands comptaient assassiner le peuple juif. Même dans l’entourage de Roosevelt au début 1943, l’idée d’un massacre systématique n’est pas vraiment intégrée. Croire que les Français avaient une vision claire du génocide, c’est projeter nos connaissances d’aujourd’hui sur cette époque.
Comment concilier intellectuellement le statut des Juifs et cette prétendue volonté de protéger les Juifs français ?
Mais quel rapport ? Pour certaines raisons Vichy pensait qu’il fallait limiter les possibilités des Juifs en France. Cela ne signifie pas leur porter atteinte physiquement. Un exemple : en août 1941, les nazis décident de confisquer tous les postes de radio des Juifs. Vichy va émettre quatre protestations auprès de la commission d’armistice pour contester cette mesure. Si Vichy était tellement antisémite, pourquoi s’occuperait-on des radios des Juifs de la zone nord ? Comme tout gouvernement, Vichy prend des décisions contradictoires, complexes. Aujourd’hui, installés dans notre fauteuil, nous voyons les choses de manière froide, rationnelle, ce n’était pas le cas à l’époque. Les gens de Vichy voulaient protéger tous les Français, dont les Juifs. Et cela est fondamental pour comprendre le régime de Vichy.
Que faites-vous de la presse antisémite, des expositions antisémites, des discours antisémites ?
En zone sud, il y a très peu d’antisémitisme officiel. Les expositions dont vous parlez sont organisées par des instituts pilotés par les nazis en zone nord, notamment l’Institut d’étude des questions juives. L’antisémitisme du gouvernement de Vichy est peu mis en scène dans la propagande, car ce n’est pas un point central dans sa politique. Aujourd’hui, notre regard est dévoyé par une construction qui place l’antisémitisme au centre des préoccupations de Vichy. Ce n’était pas le cas à l’époque.
En quoi l’épisode des dénaturalisations accrédite-t-il la thèse d’un Vichy bouclier des Juifs français ?
Dès l’été 1942, les Allemands font pression pour que Vichy dénaturalise le plus possible de Juifs français afin de pouvoir les déporter. Vichy traîne les pieds. Finalement à l’été 1943, en se servant de Darquier de Pellepoix, devenu commissaire aux questions juives et totalement inféodé aux Allemands, ils font avancer une loi. Mais Laval, puis Pétain disent finalement aux Allemands qu’il n’y aura pas d’application globale de la dénaturalisation des Juifs. Ils vont se réfugier derrière le représentant du Vatican en France, très hostile à cette mesure. Les nazis sont furieux et Helmut Knochen, le SS responsable de la sécurité en France, annonce en août 1943 que désormais les Allemands ne feront plus de différence entre Juifs français et étrangers. De fait, à partir de cette date les arrestations de Juifs français se multiplient. 80 % des Juifs français déportés l’ont été à partir de septembre 1943. Cela veut bien dire que les Juifs ont été protégés jusqu’à l’automne 1943.
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Si Vichy « traîne les pieds sur les dénaturalisations » en métropole, pourquoi annuler le décret Crémieux pour les Juifs algériens ?
L’annulation du décret Crémieux date de début octobre 1940. C’était une demande mainte fois répétée de la droite et de l’extrême droite dans les années trente. Vichy ne fait que profiter des circonstances – quelques mois après la défaite et la capitulation – pour donner satisfaction à une part de ses soutiens. Or, la question des dénaturalisations face à la pression allemande se pose entre l’été 1942 et l’été 1943. C’est un tout autre contexte. Le problème, quand on analyse le phénomène Vichy, c’est qu’on ne tient pas compte de la chronologie, autrement dit, on « télescope ».
Comprenez-vous qu’une telle lecture de l’histoire choque profondément l’opinion en France ?
Cela choque, car depuis quarante ans nous vivons dans un système de pensée qui évite de se poser les vraies questions, c’est-à-dire de nuancer, d’interroger les contradictions. À partir du moment où on accepte la doxa de Paxton et de Klarsfeld, avec les méchants de Vichy d’un côté et de l’autre les gentils qui sauvent des Juifs, on voit les choses en noir et blanc.
75 % des Juifs de France ont survécu au génocide. Un chiffre à comparer aux 20 % de Juifs hollandais rescapés, par exemple. Selon vous, c’est le fruit de la politique de Vichy ?
La France est en effet l’un des pays d’Europe où le chiffre de la déportation est le plus bas. Annie Kriegel, une résistante communiste, considérait que c’était forcément lié au régime de Vichy. On est loin d’un pays comme la Roumanie où le gouvernement va activement participer à la Shoah. Une partie des Juifs ont été sauvés également grâce aux Justes. Mais si la France compte autant de Justes, c’est que jamais le gouvernement de Vichy n’a fait la chasse aux gens qui cachaient des Juifs. On peut trouver des cas qui montrent le contraire, mais de manière globale l’administration de Vichy n’a jamais rien fait pour traquer les Juifs cachés. Dans la plupart des cas, ce sont les nazis qui le font avec la complicité de la milice ou d’un autre organisme.
En tant que Juif, Israélien, rabbin de surcroît, comment pouvez-vous réhabiliter un régime comme celui du maréchal Pétain ?
Moi, je fais de l’histoire. Si une vérité n’est pas bonne à entendre, j’en suis désolé mais je me dois d’en parler. Je ne suis pas dépendant de ce qui se passe en France, je peux donc dire des choses non conformes à la pensée unique. Je connais des historiens qui savent tout cela, mais n’osent pas en parler. J’ai désormais la réputation d’un antisémite, d’un homme d’extrême droite. J’ai perdu des amis et on a tout fait pour m’empêcher de gagner ma vie. Mais je suis un homme libre.
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Le monde communautaire juif se montre particulièrement virulent envers Éric Zemmour sur cette question de Vichy. Le comprenez-vous ?
Lorsque l’UEJF et la Licra ont décidé d’attaquer Zemmour en justice sur la question de Vichy, je l’ai vécu comme une attaque directe contre la liberté de penser et de faire l’histoire. Zemmour comme moi-même nous ne nions pas la Shoah, nous ne minorons même pas le nombre de victimes. Nous essayons de reconstituer le plus précisément possible la manière dont les faits se sont déroulés, dans toute leur complexité. Je ne vois pas pourquoi en étant juif, israélien et rabbin, je ne pourrais pas écrire ce que je considère être la vérité historique.
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