Élevé par son oncle André, Alain Malraux nous fait partager la vie, le décor et la conversation des amis illustres de sa famille. Autant d’artistes incarnant l’esprit cosmopolite propre aux exilés et aux aventuriers du XXème siècle.
« À défaut de génie, il faut avoir de la mémoire… », m’a dit Alain Malraux lorsque je lui ai demandé pour quelle raison il avait écrit ce nouveau livre, après L’Homme des ruptures et Les Marronniers de Boulogne. De la mémoire, Alain Malraux en a – de toute évidence –, mais au fil de ses livres qui ne cessent d’explorer une jeunesse hors du commun passée à l’ombre du grand homme, cet oncle qui l’éleva comme son père dès sa naissance, André Malraux donc, s’impose un autre constat : son indéniable talent de conteur. En suivant sa plume, on arpente ici le cercle des Malraux comme on chemine dans une galerie de portraits. Une vingtaine de figures y sont encadrées d’amour parfois, de bienveillance toujours, et nous permettent de traverser le XXe siècle avec son cortège d’horreurs, d’abjections, de nuances et de subtilités.
Si André Malraux n’a jamais eu de « familiers », il entretenait des amitiés sincères scellées par une estime réciproque. Cette nature de relation, qui permet de se jouer des années d’éloignement, des brouilles et parfois même des désaccords profonds, permit au jeune Alain d’aller visiter, quand il n’était pas déjà leur intime, des personnalités au caractère bien trempé pour tenter de mieux les connaître et d’en savoir davantage sur son temps. Hommes politiques, capitaines d’industrie, musiciens, résistants, écrivains, intellectuels… Reçu dans un salon de la rue de Grenelle ou dans un penthouse de Park Avenue aussi facilement que dans un hôtel particulier de Buenos Aires ou un chalet du Connecticut, Alain Malraux nous fait partager la vie, le décor et la conversation de Nadia Boulanger, Manès Sperber, Maurice Schumann, Victoria Ocampo, Paul-Louis Weiller, Colette de Jouvenel ou Vladimir Horowitz. À chacun de ces instantanés, il épingle en exergue une citation lui correspondant. Pour André Meyer : « Les optimistes allèrent à Auschwitz et les pessimistes au Waldorf Astoria » (Tristan Bernard) ; pour Denise R. Tual : « Vingt fois conquise, jamais soumise » (devise de la Corse) ; pour Jacques Chassigneux : « Nous ne sommes pas responsables de la façon dont nous sommes compris, mais nous sommes responsables de la façon dont nous sommes aimés » (Georges Bernanos). Tous ou presque incarnèrent cet esprit cosmopolite propre aux exilés et aux aventuriers. Tous ou presque furent, à leur façon, les acteurs, les témoins ou les héros d’un siècle de bouleversement et de création. Tous ou presque, enfin, durent vivre lestés par d’inconcevables souffrances. À défaut de s’endurcir, ils les surmontèrent, mais c’est peut-être la même chose. Ainsi cette confidence de Jacqueline Kennedy, au lendemain de l’assassinat de son beau-frère, Robert, en 1968 : « For me, it’s just routine. »
Si la nostalgie ne pèse pas de tout son poids sur ces pages, c’est parce qu’Alain Malraux semble accepter, sans résignation, le temps qui passe, comme s’il mettait une distance d’élégance entre lui-même et ses souvenirs. D’où la justesse du ton lorsqu’il cite ces vers d’Apollinaire : « L’automne est morte souviens t’en / Nous ne nous verrons plus sur terre / Odeur du temps, brin de bruyère / Et souviens-toi que je t’attends ».
A lire aussi, Jérôme Serri : Comment la droite a enterré Malraux