Comme ils sont rares, autant que je souligne les rares points de désaccords qui existent avec mon ami Régis de Castelnau. Alain Juppé en fait partie. Sa brillante charge contre le maire de Bordeaux ne me convainc pas.
Ce n’est pas que je sois devenu juppéiste, c’est juste que je me souviens d’un principe assez simple, celui d’Hippocrate, « primum non nocere », d’abord ne pas nuire, qui s’applique en médecine mais fera très bien l’affaire en politique dans la situation où nous sommes. Une situation qui montre chaque jour à quel point la France est malade. Nous avons peur de tout, ces temps-ci. Nous avons peur des migrants et du chômage de masse, nous avons peur de l’Europe, des Américains, de Poutine, de l’État Islamique, nous avons peur des réformes du collège, de la perte de l’identité, de la violence sociale répondant au déchemisage de deux hiérarques d’Air France par l’interpellation au petit matin d’une demi-douzaine de syndicalistes que l’on imagine les menottes au poignets devant leurs enfants qui crient ou leurs femmes qui pleurent.
Je dis « imaginer » car autant les images existent pour montrer la fuite piteuse des licencieurs, autant il n’y en a pas pour montrer ce que furent ces interpellations. C’est vrai qu’il y a de quoi avoir honte et puis cela pourrait être dangereux: il ne s’agissait ni de clandestins, ni de djihadistes en devenir, ni de dealers et cela aurait pu indigner le populo qui est comme tout le monde, salarié de plus en plus facilement licenciable avec un pouvoir d’achat en berne et des fins de mois compliquées à boucler. Quelque chose me dit que Juppé au pouvoir ne se comporterait pas avec cet acharnement glaçant. C’est que Juppé n’est pas socialiste. Les ministres de l’Intérieur socialistes ont cette fâcheuse tendance à être encore plus durs que les autres comme à l’époque de Jules Moch qui demanda en 1948 à ses CRS nouvellement créés de dégager les mineurs du Nord en grève à coups de flingues en laissant six corps et des centaines de blessés sur les carreaux et sous les chevalets. Juppé, par exemple, je me souviens de lui en 95 quand il fut confronté aux grandes grèves de novembre-décembre sur la réforme de la Sécu. A un moment donné, tout « droit dans ses bottes » qu’il était, il a su comprendre que le rapport de force dans la rue lui devenait défavorable et la réforme avait été enterrée, laissant une dizaine d’années de sursis à un des piliers de l’Etat-Providence et évitant au passage les radicalisations violentes.
C’est que Juppé est le dernier chez qui un compteur Geiger du gaullisme pourrait encore crépiter à son approche. Les autres à droite sont devenus des thatchériens comme les autres, à l’image de Le Maire, de Fillon ou de Sarkozy, c’est-à-dire aussi libéraux sur le plan économique que conservateurs sur les mœurs. Or, quitte à se résigner à l’inévitable, c’est-à-dire à une victoire de la droite, le gaullisme, même édulcoré, est encore l’option la moins mauvaise. Primum non nocere, encore une fois. Oui, on peut en arriver à cette conclusion, quand on est de gauche et que l’on sait, sauf miracle, que la partie est perdue. Cela ne m’empêchera pas de mener la bataille au premier tour, sachant d’ailleurs que seule l’union des forces à gauche du Parti socialiste pourrait créer une divine surprise façon Syriza et nous voir arriver au second tour face à Marine Le Pen. Mais ce scénario n’est pas près d’arriver. Aussi, pourquoi pas Juppé ? Sa colère contre Nadine Morano a au moins le mérite d’éviter le mépris de classe. C’est vrai, après tout: les déclarations de Morano sont odieuses mais elle a dit tout haut ce qui se murmure dans le premier cercle sarkozyste depuis des années. C’est pour cela qu’elle est en rogne, d’ailleurs, quand elle voit son mentor se refaire à bon compte une virginité en lâchant en plein vol la petite Lorraine à grande gueule qui a cru que tout était permis contre le FN y compris de parler comme lui en public.
Juppé, lui, au moins, cette fois-ci encore, reste droit dans ses bottes. Sur le plan moral où il estime avec juste raison que cette extrême droitisation de la droite est inacceptable que sur le plan politique où vouloir contenir le FN en parlant comme lui ne fait que le nourrir, comme le prouvent la plupart des sondages. Bref, faute de grives, on mange des merles. Alors pourquoi pas Juppé? Il a de l’allure, il est normalien, il se rappelle que la France est une nation fragile et littéraire et il nous fera tout de suite moins honte dans un sommet international. En plus, vu son âge, il ne fera de son propre aveu qu’un seul mandat. Dans le pire des cas, même s’il était mauvais-mais comment pourrait-il battre en la matière, les deux derniers présidents ?-, ça ne durera que cinq ans.
Vu l’avance qu’il prend dans les intentions de vote à la primaire des Républicains, je ne dois pas être le seul à raisonner comme ça. Si elle est ouverte, cette primaire, ce qui semble être le cauchemar de Sarkozy, viendront voter pour lui la droite non-FNisée, le centre, les déçus du socialisme et même, toute honte bue, des électeurs de gauche radicale dont votre serviteur. On peut s’amuser à le caricaturer en candidat bobo jeuniste parce qu’il fait la une de Libé ou des Inrocks, il n’en demeure pas moins que cette capacité à attirer des gens venus d’horizons aussi différents fait de lui non pas l’homme d’un camp, d’une fraction, mais un arbitre, un fédérateur, un recours.
Et c’est d’abord ce qu’on demande d’être à un président dans la Vème république. Que ce soit par défaut et non par choix ne change pas grand-chose à l’affaire. Il est là et c’est le moins pire.
*Photo: Sipa. Numéro de reportage : 00714424_000075.
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