Non, le Front national n’est pas un parti comme les autres. C’est le parti de mon copain Jean-Paul. On s’est bien sûr disputés quand, après son divorce, il a trouvé dans ce militantisme alors sulfureux des consolations que je réprouvais. Mais il n’a pas lâché l’affaire, me relançant de temps à autre, notamment quand les activités du parti lui donnaient l’occasion de monter à Paris. Jean-Paul était bien décidé à me montrer qu’une fois de plus j’avais tort – sienne vérité depuis nos 14 ans et qui balaye un champ large allant de ma préférence pour certains types de vélos à mon goût pour la viande d’agneau, en passant par le cinéma, la politique… Son parti, donc, n’était pas ce qu’on en disait. Un jour, moi aussi, à ses côtés de préférence, j’agiterai mon petit drapeau tricolore. Vaincu ou convaincu, je céderai.
Pour Jean-Paul, ce 1er mai, c’est le grand jour.[access capability= »lire_inedits »] Non seulement celui de la clarification vis-à-vis de Jean-Marie Le Pen, exclu du banquet de la fête de Jeanne d’Arc, mais aussi celui où, enfin, j’accepte son invitation. Toujours un peu désorganisé, il m’assure d’un SMS vague : « On se retrouve là-bas. »
Ce dimanche, je suis donc seul dans la foule qui se presse devant les portiques de sécurité. De temps en temps, je me retourne et cherche mon ami des yeux, en vain. Je me renseigne : faut-il la carte du parti pour passer le contrôle ? On m’assure que non. Je me laisse donc glisser dans cet entonnoir, au contact serré, patient, des militants. Paris m’avait fait oublier les habits du dimanche. Quelque chose d’une maladresse française dans l’arrondi du mocassin, dans le port de la veste me touche. En voyant le petit monsieur devant moi se démener avec sa ceinture et s’excuser (« Désolé, elle sonne ! »), je revois ce que j’ai fui dès mes 18 ans : Amiens et son Palais du vêtement. Je lui réponds d’un sourire.
« Tu serais pas un peu journaliste sur les bords ? »
Je retrouve enfin Jean-Paul dans le hall. C’est un immense banquet de 2 500 couverts. D’interminables tablées. « T’as vu ça, mon Olive ? » Au-dessus de la scène, un immense dessin représentant Jeanne d’Arc. « Super, non ? » Je fais la moue. « Oh ! Tu vas pas commencer, hein ? » Je la ferme. Je me laisse conduire jusqu’à un groupe de militants de sa connaissance. Des amis, m’assure-t-il. Ça me rappelle une autre fois, il y a bien longtemps, quand il avait absolument tenu à me présenter ses nouveaux potes du lycée technique. Il leur avait dit fièrement, une main protectrice sur mon épaule, que je faisais « du latin et du grec », et je garde pour ces gars de l’autre filière une vieille gratitude : ils n’avaient pas moqué cette démonstration naïve, de quoi ? De sa fierté ? De notre amitié ? « Le latin, ça l’empêche pas de boire une bière au moins ? » avait rétorqué l’un d’eux, dissipant le léger malaise qui nous avait saisis. Trente-cinq ans plus tard, c’est un peu pareil, et je me retrouve, trophée « Parisien qui écrit », entre le vieux Michel « militant depuis 82 », et le jeune Gaëtan « qui en a trop marre. » Le premier, retraité, était dans les assurances, le second bosse dans l’informatique – « comme tout le monde », précise-t-il, modeste.
À Michel, vieux de la vieille, on ne la fait pas : « Tu serais pas un peu journaliste sur les bords ? » La question ne porte pas que sur ma profession, mais la réponse importe peu. Il suffit de marmonner quelque chose, vague et inaudible, de ne pas trop la ramener, de tendre le verre plutôt que la joue. Je le sais. Je suis de ce pays.
Eux sont militants comme on joue au rugby : pour être ensemble, pour que quelque chose de triste, de vain et solitaire, d’abandonné, s’efface dans l’âpreté des corps. On s’engueule. On rit fort. On se vanne. On se donne bruyamment du « ma poule », on se jauge, on se rudoie, on s’oppose. Et surtout, on parle de ça, de politique, en stratèges, en sélectionneurs de l’équipe de France.
« C’est Juppé qu’il nous faut »
Michel n’en démord pas : il ne faut pas voter à la primaire de la droite, il ne faut pas leur faire ce cadeau-là, « pas après ce qu’ils nous ont fait ». Car oui, en 2007, Michel a bien voté Sarko, et ça, non, il ne lui pardonnera pas. « Cocu d’accord, mais pas deux fois. » Gaëtan surprend son monde en évoquant Fillon. Jean-Paul s’étouffe de rage : « Il s’est couché devant Sarkozy ! » L’informaticien dodeline de la tête, bredouille un « quand même… », et puis écrase. Un type un peu plus loin, le seul accompagné de son épouse, se saisit, en chef, du silence et s’interroge : « Il faudra vous le dire combien de fois ? C’est Juppé qu’il nous faut. » Michel enfonce son couteau dans la cuisse de canard, Gaëtan chipote de la fourchette ses pommes sautées. Jean-Paul bombe le torse : « On la tient, notre UMPS. Avec Juppé, ce sera indiscutable. Pour nous, c’est un boulevard. » Il me demande ce que j’en pense. Mon « oui, peut-être, sans doute, je sais pas » ravit notre tablée, comblée de tant d’incertitudes dociles. La femme de l’autre me regarde, me sourit pour la première fois, m’encourage d’un couvert immobile au-dessus de son assiette. Je lâche : « Pourquoi pas, oui. En tout cas, c’est de bonne guerre. » Une clameur, soudaine, énorme, nous interrompt. Comme une approbation ? Non. Enfin, si. La voici, c’est Marine. Pour qui sait écouter son discours, elle ne dira pas autre chose.[/access]
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