Et c’est ainsi qu’Alain est grand!


Et c’est ainsi qu’Alain est grand!
Alain Juppé sur la plage de La Baule, septembre 2015 (Photo : Citizenside/Caroline Paux)

Alain Juppé est né le 15 août 1945, à 4 heures du matin, à Mont-de-Marsan. Ce jour-là, à cette heure précise, le Soleil flottait dans la constellation du Lion, le Cancer au levant passait à l’horizon, et les Japonais découvraient la voix d’Hirohito, qui leur annonçait la capitulation de l’Empire – où il était 11 heures.

Les années de jeunesse d’Alain Juppé sont de celles qui bâtissent les génies, les fortifient, les augmentent, les propulsent au sommet de leur sommet. Fils d’agriculteurs petits-bourgeois, il grandit dans une province humide et verte comme l’ennui. Son père, grand taiseux, se tait. Sa mère cloître son fiston dans une chambre, le force à travailler. À coups de bec de parapluie, pour lui apprendre à travailler mieux encore, même quand il est premier de la classe. Il fut d’ailleurs toujours premier de la classe.

Toujours malade, aussi. Printemps, été, automne, hiver. On le couvre, on l’emmitonne, on l’emmitoufle. Rien n’y fait. Rhume traînant, angine de mai, grippe estivale. On le roule, le désenroule, le ré-enroule. Dans les écharpes, les cols roulés, les duffle-coats, pur mérinos, cachemires soyeux, velours prudents. En toute saison, été compris. Il en a honte.

L’année de ses dix ans, les anges aux ailes chastes et blondes, qui aiment les petits garçons propres et bien élevés, le visitent. C’est la crise mystique. Alain prie, Alain chante, Alain louange. Emplit son cœur de l’encens qui fume à la messe. Lit Charles Péguy et Jean de la Croix. Cinq ans plus tard, les anges aux ailes blondes et chastes, qui n’aiment pas les boutonneux qui font des cochoncetés dans leur lit, l’abandonnent.[access capability= »lire_inedits »]

Solitude, père effacé, mère violente, études soignées, santé fragile, crise mystique, désertion de la foi. Après une enfance comme la sienne, on devient sans effort Blaise Pascal, Charles Baudelaire, Dostoïevski. Saluons donc l’exploit d’être devenu inspecteur des finances.

Juppé, c’est Thérèse d’Avila convertie au notariat

L’enfance d’Alain Juppé est un grand tunnel mystique passant sous la forêt des Landes, et qui, à travers les ombres et les branches, conduit à l’ENA. Il y a du Thérèse d’Avila et du notaire de province chez Alain Juppé. C’est Thérèse d’Avila convertie au notariat. En quelque sorte. Car on ne réduit pas un inspecteur des finances à l’infamie du notariat.

Quand il était enfant, Alain Juppé voulait être Alexandre le Grand et Napoléon. Il y est parvenu. Comme eux, il a conquis un empire. Son empire. L’empire du Conformisme. La tâche fut rude, ingrate, éreintante. Il lui a fallu se débarrasser de tous les signes éclatants de singularité qui l’avaient tant menacé dans sa jeunesse. Et il a vaincu, au-delà de ses espérances.

Son empire ne s’étend pas qu’en énarchie et en politique. Il va jusqu’aux livres. Car Juppé est normalien, agrégé de lettres classiques. En souvenir de ses années littéraires, il a écrit des livres. Dont un dans lequel il explique ce qu’il aurait voulu faire s’il ne faisait pas de politique : La Tentation de Venise. S’il était sénateur new-yorkais, il aurait écrit La Tentation de Paris. D’ailleurs, s’il était un meuble, il serait une commode Louis XV. Et s’il était une huître, il réclamerait sa perle et son filet de citron.

Ses goûts littéraires sont à demi farceurs. À le voir, on jurerait qu’il aime Lamartine, Alexandre Dumas, Ernest Renan, Edmond Rostand, Anatole France, Saint-Exupéry. Et il les aime. Chose étrange, cependant, il dit lire avec passion les romans russes, Nerval, Apollinaire. Il est sincère. Et, s’il croit les aimer, c’est qu’il ne les a pas compris. On ne peut pas être notable à midi et nervalien à l’heure du dîner.

Ses paroles le démontrent. Sur la vie : « Mon problème, c’est d’être heureux, de jouir de la vie tout en étant utile. » Ou encore : « Le sens de la vie n’existe que par rapport aux autres. On sert à transmettre aux autres, peut-être à se perpétuer dans l’autre, dans ses enfants. » Sur ses enfants, justement : « Ma mission, c’est de faire en sorte que mes enfants s’épanouissent dans leur vie. » Sur la politique : « Dans un monde dominé par la violence, l’égoïsme, l’appétit du gain, la compétition à outrance, il me semble qu’un message qui privilégie la compréhension, le dialogue, l’écoute et l’amour du prochain ne peut être absent de la politique. »

Tout cela est digne du docte laïus que M. Jean-François Dupont, chirurgien-dentiste à Néons-sur-Creuse, déroule, le dimanche à midi, devant Tante Yvonne et le gigot de sept heures. Pas d’un lecteur, un vrai. Alain Juppé est comme la plupart de ces énarques, normaliens et polytechniciens cultivés qui savent tout sans avoir jamais rien senti. Bref, qui ne savent rien. Et sortent de leur grande école, joues roses et rouges de grands bambins éblouis par leurs propres exploits scolaires.

Alain Juppé est le successeur naturel de Giscard, de Mitterrand, de Chirac, de Hollande. La quintessence de cette bourgeoisie de province, grise et falote, qui, par ses façons médiocres de petite duchesse, flatte tant la grande bourgeoise prétentieuse qui sommeille en chaque Français. Du titulaire du RSA dans son HLM de banlieue au restaurateur de Martigues. Du paisible huissier biarrot au journaliste des Inrocks. Cette vieille bique hautaine et ulcérée qui nous hante tous, il ne faut pas grand-chose pour la contrarier.

Ce fut pour elle une grande douleur que de subir, cinq ans durant, les magyaresques foucades du président Sarkozy. Et l’on vit surgir, du fond neigeux des maquis savoyards, des vertes et rases prairies normandes, des chemins noueux des forêts varoises, des tunnels embouteillés du périphérique parisien et des bistrots picards, un peuple tout entier uni contre l’insolent.

Ce fut l’une des pages les plus émouvantes de notre histoire, celle qui vit enfin s’unir le peintre en bâtiment du 9-3, l’heureux client du bel Arnys, l’ex-soixante-huitarde « trottinante » inscrite à EELV, le commercial de chez Peugeot, le taxi Mouloud, l’écrivain chauve et barbu à l’abri des grands remplaçants dans son château de Plieux, Amadou le marabout, le journaliste underground parisien, le frère libéral du rabbin alcoolique et sa nièce Ophélie, pour administrer à l’insoutenable Sarkozy une fière leçon de maintien.

Ce n’est pas Alain Juppé, avec son visage de vieil enfant déplumé et de notable heureux, qui dérangerait ainsi cette chère vieille France. Et c’est pourquoi il sera notre prochain président. Lors des attentats de l’année dernière, il a montré comme il savait apaiser le monde en cas d’éprouvante tragédie. On l’a vu discourir à la télévision, détendu et souriant, comme s’il venait de quitter sa partie de belote coinchée pour aller commenter le résultat des ventes de la foire aux poireaux de Mérignac.

L’auteur de ces lignes ne voudrait pas conclure en laissant l’impression que l’opinion qu’il a d’Alain Juppé est entièrement mauvaise. Il fut un temps, dans les années 1990, où Alain Juppé était si antipathique qu’il aurait pu l’émouvoir. S’il n’était pas déjà si plat.

Et c’est ainsi qu’Alain est grand.[/access]

>>> Retrouvez en cliquant ici l’ensemble de notre dossier « Juppé : le pire d’entre nous ? »

Juin 2016 - #36

Article extrait du Magazine Causeur



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