Dans « Viens je t’emmène », le réalisateur nous emmène à Clermont-Ferrand, cité plus dépaysante qu’elle n’en a l’air
Médéric, pâle joggeur clermontois, bobo trentenaire peu affriolant et d’une bien-pensance humanitaire parfaitement formatée, voit sa libido réveillée en sursaut par Isadora, une péripatéticienne érotomane (impayable, dans le rôle, la cinéaste et comédienne Noémie Lvovsky). Douée d’un brame exceptionnellement sonore, l’adipeuse catin au cœur d’artichaut, violentée, quoique consentante, par un mari éperdument jaloux (Michel Masiero), non seulement accepte de se donner gratis à ce client (qui se dit opposé, par principe, aux copulations transactionnelles), mais en plus elle en redemande.
Au même moment, un jeune SDF (Ilies Kadri), rebeu inoffensif qui mendie sa pitance aux passants, se débrouille pour taper l’incruste dans le clapier du blanc-bec trentenaire aux dévorantes ardeurs coïtales… Nous sommes à la veille de Noël, dans l’aimable cité anthracite de Clermont-Ferrand. Percutant de plein fouet (si l’on ose dire) ce vaudeville, un attentat perpétré, à 400 mètres de là, par un commando de djihadistes armés de machettes sème la terreur sur la capitale du Puy-de-Dôme. Portrait de ville en creux et savoureux traité de sociologie appliquée, « Viens je t’emmène » subvertit malicieusement, l’air de ne pas y toucher, les poncifs dont il se fait en apparence l’expression: tolérance, diversité inclusive, accueil de l’autre…
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Car, en fait d’œcuménisme sociétal, de paix civile et de vivre-ensemble, le film, en cela plus iconoclaste qu’il ne s’en donne l’air sous ses dehors de comédie de boulevard farfelue, dresse un état des lieux acide de la France urbaine profonde : quartiers hantés par l’insécurité, rue investie par une tribu d’adolescents maghrébins encapuchonnés et à la mine patibulaire, voisins de paliers tétanisés par la peur…
Poésie, humour et l’air de rien, critique du vivre-ensemble
De fait, Guiraudie nous emmène, précisément, là où le cinéma d’ordinaire ne vient pas. Là même où le mimétisme religieux pousse une dame sur le retour d’âge, de confession musulmane, à opter pour le port du voile, ce que son mari a manifestement du mal à piger ; où un Bidochon retraité, équipé d’un arsenal de gros calibre, transforme son domicile en forteresse de l’auto-défense ; où sert accessoirement de factotum à nos deux tourtereaux une mineure métissée, stagiaire à l’hôtel de passe dans lequel officie Isadora ; où une frénétique start-uppeuse (Dora Tillier) accrochée à son smartphone tentera, au reste sans le moindre succès, de trouver en Médéric un associé jusque sous ses draps, dans une confusion très tendance entre espace professionnel et sphère privée…
Qui a eu le bonheur de voir les deux films précédents de ce cinéaste rare à tous les sens du terme, « L’inconnu du lac » (2013) puis « Rester vertical » (2016) le comprendra : Alain Guiraudie ne repasse jamais par le même chemin. Il explore à chaque fois un nouveau territoire. Avec une liberté formelle, une acuité, une poésie, un humour qui ne sont qu’à lui.
« Viens, je t’emmène ». Film d’Alain Guiraudie. France, couleur. Durée : 1h40. En salles le 2 mars.
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