Un homme de 39 ans, non pas tout à fait surgi de nulle part mais sans autre passé politique qu’un poste de conseiller à l’Élysée et qu’un passage en coup de vent au ministère de l’Économie et des Finances, vient d’être élu président de la République française. Dans la foulée, le mouvement qu’il a créé a conquis la majorité absolue à l’Assemblée nationale. Et comme si cela ne suffisait pas, les anciens partis de gouvernement se divisent entre opposants et « constructifs ».
À droite comme à gauche, deux groupes se détachent et proposent au nouveau président de bons et loyaux services dont il n’a même pas besoin. Après avoir terrassé ses adversaires, Emmanuel Macron aimante une partie non négligeable d’entre eux. Cet événement n’a pas de précédent : Bonaparte lui-même avait fait ses preuves avant de devenir Premier consul. Macron, c’est un Napoléon sans pont d’Arcole. Il faut certes se garder de l’illusion rétrospective de fatalité et faire toute sa place à la contingence. Sans les révélations du Canard enchaîné, c’est-à-dire sans les fuites dont ce journal a opportunément bénéficié, François Fillon avait toutes les chances d’être élu et nous de gloser consciencieusement sur la tradition de l’alternance.
Admiration sans adhésion
Il reste qu’Emmanuel Macron a su saisir l’occasion par les cheveux et je partage, sur ce point, le sentiment général : chapeau l’artiste ! Mon admiration cependant ne va pas jusqu’à l’adhésion. Et, lisant les commentaires qui accompagnent chaque pas du successeur de François Hollande, je me sens bien seul. Que se passe-t-il ? Sont-ils envoûtés ceux qui saluent non seulement la performance d’un homme mais la merveille d’un renouveau ou bien est-ce moi qui suis fou ? Cette deuxième hypothèse n’est pas à exclure. Voici néanmoins mes arguments : les apôtres de la Révolution en marche ont présenté la loi de moralisation de la vie publique comme son acte fondateur. Et puis, premier couac, le ministre qui portait cette loi est contraint à la démission en même temps que trois autres membres du gouvernement pour des affaires, c’est-à-dire pour ce avec quoi le nouveau pouvoir, la main sur le cœur, promettait de rompre. « Qu’à cela ne tienne ! », nous disent les envoûtés : « Cet épisode est le dernier hoquet de l’Ancien Régime, l’ultime spasme du vieux monde. La vertu s’installe, la moralisation fait place nette. » Quelle vertu ? Quelle moralisation ? Comme s’en aperçoit bien tardivement François Bayrou, la grande rupture à laquelle nous sommes censés assister met les sycophantes au pouvoir. La délation fait la loi. Vous avez une vengeance à assouvir ? Rien de plus facile : vous livrez vos informations au Canard enchaîné, à Mediapart ou à France Inter, la justice ouvre immédiatement une enquête et, sans attendre la mise en examen, le responsable politique que vous visez démissionne. C’est à la lie de la terre qu’est confiée la morale publique et cette morale, qui plus est, déroge sans vergogne à ses propres principes.
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Exfiltré du gouvernement parce qu’il est fortement suspecté d’enrichissement personnel, Richard Ferrand a été élu à l’unanimité et à main levée président du groupe La République en marche. Prenant leur courage à deux mains, deux députés se sont abstenus, les autres, qui avaient été choisis sur dossier par le DRH de l’entreprise macronienne, ont remercié leur sélectionneur. En guise de renouveau, une Forza Italia à la française exerce son hégémonie dans l’enceinte du palais Bourbon.
Schiappa protégée, Valls conspué
Et puis si la morale était, pour ce gouvernement, autre chose qu’une posture, Marlène Schiappa n’aurait pas été reconduite dans ses fonctions. Car enfin, la nouvelle secrétaire d’État à l’égalité entre les hommes et les femmes a été prise en flagrant délit de mensonge. Répondant aux critiques, elle a prétendu n’avoir jamais milité contre l’interdiction du port du voile par les enseignantes ou par les élèves à l’école, alors même que, dans une lettre à Manuel Valls publiée par le Huffington post en 2013, elle écrivait textuellement que cette interdiction était contraire à la loi de 1905. Et cette lettre était intitulée : « Non M. Valls, il n’y a pas d’antisémitisme dans les quartiers populaires. » Est-ce par le déni et le mensonge que le nouveau pouvoir entend rompre avec les pratiques d’un autre temps et faire face à la désintégration progressive de la société française ? Est-ce par le déni et le mensonge que l’on peut répondre aux cris de haine qui ont accueilli, à l’hôtel de ville d’Évry, l’annonce par Manuel Valls de sa courte victoire aux élections législatives ? Ce que paie Valls aujourd’hui, ce n’est pas son social-libéralisme, ce n’est pas la réforme du code du travail, c’est sa défense de la laïcité, son républicanisme intransigeant, son combat sans faux-fuyant contre l’islam radical, sa décision de faire interdire un spectacle antisémite de Dieudonné et ces propos tenus sur une radio juive : « Ma famille est profondément liée à Vladimir Jankélévitch, qui a écrit le plus beau livre qu’on puisse écrire sur l’imprescriptible. Par ma femme, je suis lié de manière éternelle à la communauté juive et à Israël, quand même. » Les soraliens l’appellent depuis lors « Vall quand même » et, toute honte bue, La France insoumise a choisi de présenter contre lui une candidate ethnique pour capitaliser cette haine.
Réhabiliter Cassandre!
Au même moment, Houria Bouteldja, la pasionaria des Indigènes de la République, se faisait photographier, tout sourire et le pouce levé, à côté d’un graffiti envoyant « les sionistes au Goulag ! » Et parce que Jean Birnbaum a osé, dans Le Monde, émettre quelques réserves sur cet engagement, des intellectuels emmenés par Annie Ernaux publiaient dans le même journal une pétition où l’on peut lire : « Ce qui est visé, à travers la violence des attaques qui la ciblent, c’est l’antiracisme politique dans son ensemble, c’est-à-dire toute tentative de s’organiser et de lutter pour en finir avec l’oppression. La haine qu’Houria Bouteldja suscite est à la mesure de son courage. »
Comme en témoigne aussi l’attitude de la députée de La France insoumise Danièle Obono, plus prompte à dire « Nique la France » que « Vive la France », la gauche post-socialiste offre l’asile politique au nouvel antisémitisme et à la francophobie, tandis que le pouvoir macronien, confronté à ces phénomènes effrayants, choisit la politique de l’autruche.
Je m’en inquiète au lieu de me réjouir que la France renoue, après une longue période dépressive, avec l’optimisme et l’espérance. Comme je ne suis même pas consolé par la grandiose perspective de voir Paris organiser les jeux Olympiques de 2024, on me traite de Cassandre. Quel étrange reproche ! La fille d’Hécube et de Priam ne divaguait pas. Ce n’était ni une folle ni une peine à jouir. Ayant reçu d’Apollon le don de prophétie, elle avait supplié les Troyens de ne pas laisser entrer le cheval de bois que les Grecs avaient abandonné sur la plage en faisant mine de se retirer. On ne l’a pas écoutée et Troie a été rasée par l’ennemi victorieux. Les envoûtés devraient relire les classiques : il est urgent de réhabiliter Cassandre.