Après l’épisode LCI, on verra moins Alain Finkielkraut à la télévision et il s’y autocensurera. Par égard pour ses proches. Son exil est une débâcle de la pensée, en tout cas de ce que notre pensée risque de devenir sans l’aide de la sienne. Le plaisir de ne plus subir le prétentieux Duhamel n’est qu’une maigre consolation.
Dans les dommages collatéraux autour de l’affaire Olivier Duhamel, je vois une petite bonne nouvelle et deux grosses mauvaises.
Je commence par la bonne : ceux qui ne veulent plus voir l’homme public ne le verront plus. Le politologue péremptoire qui engluait les débats d’une couche épaisse de bien-pensance, le constitutionnaliste suffisant qui méprisait ses adversaires de son dernier mot sentencieux, le professeur de Science-Po à qui nous devons, avec d’autres, quelques promotions d’élèves censeurs, de petites torquemadames bien remontées et de petits bourricots bien woke, ne paraîtra plus dans les médias. Mais ce n’est pas pour ces crimes contre l’honnêteté intellectuelle ou les générations futures que le gauchiste cultivé tombe, loin de toute justice. C’est pour une affaire de mœurs obscure et prescrite, et qui ne nous regarde pas. On pense à Al Capone le mafieux ou à O. J. Simpson l’assassin qui ont fini à l’ombre pour fraude fiscale ou intimidation.
Ça fait peur comme toujours quand la politique donne dans la vertu et quand la morale des uns vient se mêler de la conduite des autres
Finkielkraut gardera pour lui sa pensée complexe
C’est une mince consolation quand on compare cette nouvelle aux autres, qui sont mauvaises : La première, plus triste que l’arrivée du corona nouveau ou le départ de Trump, se trouve dans cette phrase d’Alain Finkielkraut lue dans Le Point : « Si je reparais à la télévision, je me censurerai, non pas pour complaire à la nouvelle mode morale, mais pour ne jamais rien dire qui puisse mettre en difficulté les miens. »
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L’autocensure d’Alain Finkielkraut promise à la télévision est une débâcle, une défaite de la pensée, en tout cas de ce que notre pensée risque de devenir sans l’aide de la sienne. Le philosophe ne renonce pas à la vérité, il renonce à nous la dire. C’est un désastre, mais c’est devenu trop dangereux. Les vagues de boue qui le visent éclaboussent son entourage alors le jeu n’en vaut plus la chandelle. Qui pourrait l’en blâmer ? Pas moi. Si j’étais connu et si mes enfants étaient encore scolarisés en territoires occupés, défendrais-je encore dans des termes aussi clairs l’idée que l’islamophobie n’est pas un racisme mais un humanisme ? Sûrement pas. Nous ne le verrons donc plus en vrai et en paroles, dans un raisonnement toujours stylé, nous offrir jusqu’à la pointe la plus fine, la plus piquante de sa réflexion. Sur certains sujets, il annonce que dorénavant, il pèsera ses mots, non plus sur la balance de la justesse mais sur celle de la prudence. C’est une catastrophe, surtout pour nous. Désormais, il gardera pour lui, pour les siens et pour les chanceux qui ont son téléphone (fixe), les prodiges de cette pensée complexe qui rend les choses plus limpides. Bien sûr, il continuera de nous rappeler sans relâche ce que peut la littérature, mais dorénavant, il nous laissera seuls, privés de ses lanternes pour percer le brouillard vaseux de l’époque. Seuls, entre Luc Ferry et Daniel Cohn-Bendit, pour déjouer les faux-semblants, les mensonges, les postures, les identités imaginaires, les plis de la pensée, les émotions trompeuses, les enfers pavés de bonnes intentions, les contresens dramatiques, les inexactitudes tragiques, les fascismes de retard des temps présent et à venir.
Les cathos reviennent et ils ne sont pas contents
Il m’arrive de ne pas être d’accord avec Finkielkraut mais alors, je commence par me demander ce qui cloche chez moi et, le temps de trouver, je suis désemparé. Désormais, sans le savoir, je clocherai seul, et j’ai bien peur de finir par errer avec les autres cons entre les mirages et les veaux d’or, dans l’espérance que mon maître à penser par moi-même redescende de son Sinaï privé pour jeter en place publique, à la face d’un peuple inculte et ingrat qui fait peur et honte, de ce troupeau hystérique, de tout ce que le café du commerce fermé pour pandémie vomit aujourd’hui sur la toile de minables anonymes, les tables de la loi de la raison, de la décence et du bon goût, trésors précieux et fragiles de notre civilisation.
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Et comme un malheur n’arrive jamais seul, tandis qu’Alain Finkielkraut opère un repli stratégique, les défenseurs de la décence catholique reviennent en force. Les journalistes de Valeurs Actuelles que la dernière hystérie antiraciste déclenchée par un dessin de Danièle Obono en esclave avait mis au piquet (on repense à Geoffroy Lejeune également viré de LCI) reviennent au tableau pour remettre en ordre la morale. Comme des vichystes en 40 qui attribuaient la défaite à la Sociale avec ses abus, ses vacances, ses guinguettes,ses débauches, au bon temps et aux salopes qui nous en donnent, nos gardiens de la contre-révolution tirent aujourd’hui sans sommation sur les soixante-huitards, la libération sexuelle et les mœurs de la gauche caviar, avec ses divorces, ses familles recomposées, ses mâles lubriques, ses mères laxistes et ses jeunes qui se soucient de leur vertu comme de leur première chemise Armani. C’est flippant comme du « Onfray » quand il fait son Robespierre malgré lui, quand l’athée prend ses airs de dame patronnesse de gauche et dénonce « l’alcoolisme mondain des parisiens sur l’ile de Ré » ou quand il reproche à Freud d’avoir caché qu’il couchait avec sa belle-sœur, comme si ces choses pouvaient se pratiquer en toute transparence. Ça fait peur comme toujours quand la politique donne dans la vertu et quand la morale des uns vient se mêler de la conduite des autres. Ainsi, portés par les vagues de l’actualité dans un monde sans repères, les cathos reviennent et ils ne sont pas contents, ils nous l’avaient bien dit. Et alors que notre souci commun pour la civilisation française et notre goût partagé pour la civilité nous avaient fait oublier nos divergences, leur petit côté brigade des mœurs (pas les romans, les flics) nous les rappellent. On repense à la vie de Jésus racontée par Coluche : « Mangez, c’est mon corps, buvez, c’est mon sang, touchez pas, c’est mon cul ! »
Temps troublés
Mais en ces temps troublés par une obscure bêtise doublée d’une épaisse lâcheté dans la France d’en haut comme dans celle d’en bas, on se demande où sont planqués ces humoristes qui pourraient, qui devraient venir détendre l’atmosphère. Où sont-ils donc tous ces bouffons patentés qui « dénoncent le politiquement correct » comme le promettent leurs promos ? Où sont-ils passés dans un monde où il faut de toute urgence jouer des coudes pour le maintenir libre et respirable, cernés comme nous le sommes par les censeurs ? On les cherche. Enfin moi J’en cherche un, un humoriste pour adultes, un Timsit ou un Walter parce que j’ai une idée de sketch interdit aux enfants et aux mal-comprenants qui pourrait commencer ainsi : « Pas facile la famille recomposée. C’est dur de supporter les enfants des autres, alors si on ne peut pas en baiser un de temps en temps, franchement, est-ce que ça vaut le coup ? »