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Finkielkraut coupable de substitution idéal



Cette compétition du dégoût aidera-t-elle un seul enfant abusé?


La ténébreuse affaire Duhamel pose un problème aux journalistes. La victime principale ne semble pas vouloir libérer sa parole dans les médias. Quant à Olivier Duhamel, il n’est pas un coupable expiatoire très accommodant. Il ne dit rien. Ne se flagelle pas publiquement. S’il a reconnu avoir fait « des choses affreuses », c’est en confidence à un ami (qui bien sûr, l’a raconté à un journaliste mais vu l’interrogatoire qu’il a dû subir, ne lui jetons pas la pierre).

Sa condamnation à la mort sociale ayant déjà été prononcée et acceptée par l’intéressé qui a démissionné de toutes ses fonctions et activités publiques, le procès menaçait de tourner court avant que tout un chacun ait pu proclamer fièrement l’aversion que lui inspirent les crimes contre les enfants – aversion parfaitement naturelle, mais qui serait plus respectable si elle était moins ostentatoire : à quoi sert-il d’annoncer urbi et orbi qu’on crache sur un homme déjà mort ? Cette compétition du dégoût aidera-t-elle un seul enfant abusé ?

On ne libère pas la parole par la force

Les procureurs ont besoin de suspects. On traque donc les complices, les coupables par omission et par association, ceux qui savaient et n’ont rien dit, ou ceux qui ne savaient pas et auraient dû savoir. On dresse des listes des invités de Sanary. Mais que savaient ceux qui savaient alors que nous ignorons presque tout de ce qui se passait dans cette chambre d’adolescent – sinon qu’il s’agissait de faits hautement condamnables ? En dépit du charivari médiatique et de la certitude que nous avons désormais de savoir, nous n’avons pas la moindre idée ce que ressentaient les protagonistes, ce qui déterminait leurs choix. Seule Camille Kouchner a livré sa vérité, brossant au passage le portrait d’une tribu où on ignorait l’heureuse séparation des générations et où les jeunes découvraient la sexualité sous le regard bienveillant des aînés.

Numéro de février, disponible: Causeur: Finkielkraut évincé de LCI, la défaite de la pensée

Selon Camille Kouchner, des années durant, personne n’a rien su. Vingt ans après les faits, lorsque des proches ont commencé à savoir, d’abord Evelyne Pisier, épouse du coupable et mère de la victime, puis au fil des années, pas mal de membres de la tribu Sanary, l’adolescent était devenu adulte. Il ne voulait ni porter plainte, ni déclencher un scandale public. Personne n’était en droit, ni moralement, ni légalement, de saisir la justice à sa place, et éventuellement contre son gré. On ne libère pas la parole par la force. Pourtant, on leur reproche aujourd’hui d’avoir respecté le souhait de « Victor », nom donné par Camille Kouchner à son jumeau. Au passage, sous couvert de souffrir pour lui, les commentateurs et experts qui dissertent sur l’inceste, le privent de sa singularité et de sa liberté : sa vie est forcément détruite, son silence forcément contraint. C’est l’une des singularités des crimes sexuels : on décrète que la souffrance est structurellement insurmontable, condamnant ainsi les victimes qui veulent et peuvent avancer à une vie « détruite », à la pitié de tous et au flash-back permanent. Et puisque la souffrance des victimes est imprescriptible, le crime doit aussi l’être, ce qui reviendrait à aligner l’inceste sur Auschwitz, le crime intime sur le crime de masse.

Vacarme girardien

Parmi ceux qui, à partir de 2008, ont été informés, certains ont rompu avec Duhamel, d’autres non. Ne soyons pas naïfs, beaucoup ont dû calculer, sans se poser la moindre question morale, qu’ils avaient plus à perdre qu’à gagner à le lâcher. Ayant contribué à son pouvoir et à sa gloire, ils en recevaient les miettes. Peut-être, cependant, quelques-uns ont-ils pensé que même le crime n’efface pas l’amitié.

Dans leur dernier article les talentueuses duettistes du Monde (Baqué-Chemin) annoncent que Duhamel « va bientôt entraîner dans sa chute tous ceux qui, jusque-là, s’inclinaient devant son pouvoir ». Il est probable en effet qu’après le préfet Marc Guillaume, faiseur de rois déchu, le directeur de Sciences Po devra jeter l’éponge. On ne s’en émouvra pas outre-mesure. Le message outragé qu’il a adressé à toute l’Ecole sur le mode « je tombe de ma chaise », pour reconnaître piteusement deux jours plus tard qu’il avait été alerté, est pour le moins accablant. La roue de l’infortune a parfois du flair. Elle en a eu moins avec Elisabeth Guigou. Si l’ancienne Garde des Sceaux dit la vérité, elle a découvert le crime ce 4 janvier. Pourtant, elle a dû démissionner de la présidence de la Commission sur l’inceste : curieusement tous ceux qui nous disent que l’inceste est partout (ce qui signifie que nous côtoyons tous sans le savoir des situations incestueuses) sont tombés sur Guigou parce qu’elle avait côtoyé sans le savoir un homme incestueux.

Dans ce vacarme girardien où la société chauffée à blanc se réconcilie en crachant sur l’abuseur d’enfants, Alain Finkielkraut est un coupable de substitution idéal. Le 11 janvier, une semaine après le début de l’affaire, notre cher philosophe évoque le sujet dans son dialogue hebdomadaire avec David Pujadas. Le soir même, l’offensive numérique à base de bouts de phrases interprétés de la façon la plus malveillante possible commence. De toute façon, il a défendu Polanski, plaisanté sur le viol un sujet sur lequel on ne plaisante pas (Coluche, reviens, ils sont devenus sérieux !) : son compte est bon.

L’émission de LCI retirée du site de la chaîne

L’après-midi, il fait partie des « Trending Topics ». À 17 heures, il est débarqué de LCI. Une chaîne où on ne plaisante pas avec le buzz. Quoique l’argument qu’elle a avancé soit dans ce désastre hautement comique : « LCI fait du débat d’idées, argumenté et respectueux, une priorité de sa ligne éditoriale. Quotidiennement, LCI s’attache à mettre en perspective des faits d’actualité avec le regard d’invités aux opinions plurielles et aux sensibilités multiples ». On vous a dit plurielles et multiples, pas contradictoires ou divergentes. Le plus cocasse, c’est que la veille, toute la France politique et médiatique s’insurgeait de la censure de Trump par Twitter. Que l’on prive le public du questionnement exigeant d’un penseur qui, de l’avis général, a fait grandir ses lecteurs n’a pas suscité de grand mouvement d’opinion. Certes, beaucoup sont sincèrement révoltés par la décision de LCI, mais tout de même, il n’aurait pas dû. Pas dû quoi au juste ?

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Il suffit d’écouter l’émission dans son intégralité pour savoir qu’Alain Finkielkraut n’a pas dit ce qu’on l’accuse d’avoir dit. Sauf qu’on ne peut plus l’écouter. L’émission a disparu du site de la chaîne comme les portraits des purgés de Staline disparaissaient des photos (qu’Alexandre Bertolini soit remercié pour avoir déniché la vidéo et d’avoir établi le verbatim de l’échange). En conséquence, chacun a pu se faire son idée à partir du flot numérique charriant des commentaires de commentaires de commentaires de quelques phrases extraites de leur contexte. Les réseaux sociaux n’ont rien inventé, ils ont industrialisé la machine à rumeurs et universalisé le vieux principe de Richelieu (qui n’est pas de Richelieu semble-t-il) : « Donnez-moi deux mots de la main d’un homme et je le fais pendre. » La calomnie, le mensonge et la guillotine à portée de tous. C’est ce qu’on appelle le progrès.

Alain Finkielkraut n’a nullement excusé, justifié ou minimisé. Il n’a pas défendu la pédophilie ni fait l’apologie de l’inceste comme on peut le lire.  Il a même évoqué « M le Maudit », tueur de petites filles jugé et exécuté par la mafia de la ville. Les journaux le reconnaissent, ses premiers propos ont été : « Un homme ça s’empêche (…).Si mû par une passion inattendue ou par une pulsion irrépressible Olivier Duhamel n’a pas su, pas pu, ou pas voulu s’empêcher, il n’a pas seulement commis un acte répréhensible, ce qu’il a fait est très grave, il est inexcusable. » Il dit clairement « c’est inexcusable ». Peu importe, la meute a décidé qu’il excusait.

La nausée de Pierre Jacquemain

Quel est son crime alors ? C’est d’avoir voulu comprendre cet acte inexcusable. D’avoir cherché à lui restituer sa singularité quand tant d’autres ont décidé d’en faire un emblème d’une cause, l’Inceste avec un grand I, voire la pédophilie avec un grand P. Bref, il a tenté de spécifier le crime car, a-t-il rappelé « l’exercice de la Justice s’appuie « sur une vertu intellectuelle que les Grecs appelaient la phronesis, l’intelligence des cas particuliers. Cette sagesse pratique est aujourd’hui complètement balayée par la « furie de la pitié », ce mot c’est Michelet qui l’écrit à propos de la maladie des hommes de 1793.».

Finkielkraut condamne mais il ne s’en tient pas là. Il voudrait comprendre les circonstances, savoir ce qui s’est passé derrière cette porte close, ce que ressentaient les deux protagonistes. Bref, quand les tricoteuses ne se soucient que de condamner (et de faire savoir qu’elles condamnent), lui fait ce qu’aurait fait un juge pénal – ou un romancier: il pose des questions. Il essaie d’entrer dans les raisons des personnages, fussent-elles absolument déraisonnables.

On est contraint de se livrer à une fastidieuse explication de texte du passage qui a déchaîné la haine satisfaite de ses ennemis et la consternation de pas mal de ses amis.

– Finkielkraut : Y’a t’il eu consentement, à quel âge ça a commencé ? Y’a t-il eu une forme de réciprocité ?Quand vous posez ces questions on vous tombe immédiatement dessus.

– Pujadas : Parce que l’on parle d’un enfant de 14 ans !

– Finkielkraut : Et alors ? D’abord on parle d’un adolescent, ce n’est pas la même chose. Même pour spécifier le crime il faut savoir s’il y a eu consentement ou non. À chaque fois que vous voulez faire une distinction ça apparait comme une absolution. À chaque fois que vous recherchez la spécificité ou vous accuse à peu près de complicité, de crime.

Pour commencer  « et alors ? » ne signifie pas « qu’est-ce que ça peut faire ? » mais « en quoi le fait qu’il ait 14 ans interdit-il de poser ces questions ?». Quant à la distinction entre un enfant et un adolescent, qui semble pourtant relever de l’évidence, elle a par exemple donné la « nausée » à Pierre Jacquemain, extrême gauchiste tendance intestin délicat. Or, bien qu’il s’agisse de deux actes parfaitement répréhensibles, qui oserait affirmer qu’abuser d’un enfant et d’un adolescent c’est la même chose ? Ce sont deux crimes différents, qui n’obéissent pas aux mêmes pulsions. On ne pourrait pas regarder Lolita si elle avait 7 ans – du reste, même avec une Lolita de 13 ans, c’est le malaise qu’il produit qui en fait un chef d’œuvre. Peut-être parce qu’il explore une pulsion universelle – et heureusement refoulée car la plupart des hommes s’empêchent.

«Consentement» : un mot fétiche

La seule erreur véritable d’Alain Finkielkraut est d’avoir parlé de « consentement », mot-fétiche qui interdit de penser. « Il a dit consentement, il a dit consentement. Il n’y a pas de consentement. » Les salafistes de la sémantique, qui ne peuvent concevoir qu’un mot n’ait pas exactement le même sens pour tous les locuteurs, sont en boucle.

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Cependant, le consentement est aussi une notion de droit. Finkielkraut aurait dû employer « acquiescement apparent » ou « consentement formel », préciser que, même s’il avait eu lieu, ce consentement n’en était pas un, agiter une clochette à chaque phrase en rappelant que comprendre, ce n’est pas justifier. Ça aurait  alourdi ses phrases (comme ce texte) mais compliqué le travail de tous ceux qui veulent sa peau depuis si longtemps.

Une seule réaction socialement acceptable

On sait bien que ce qui rend ce crime si détestable et si singulier, c’est qu’il est une affaire de liens, donc de sentiments – trahis chez la victime, honteux chez le coupable. Un président de Cour d’Assises demanderait à la première si elle a opposé une résistance (et ne déduirait nullement d’une réponse négative que le crime était moins grave ou que la victime était complice). Puisque nous sommes les spectateurs, d’un règlement de comptes grand-familial et/ou d’une aventure thérapeutique, on aimerait, comme le ferait un romancier ou un cinéaste, pouvoir explorer cette tragédie avec plusieurs regards, entrer dans la tête de l’adolescent abusé et de l’homme abuseur. « Non on n’a pas besoin de comprendre, m’a dit un ami. Il y a un coupable et une victime point. Et il n’y a pas de consentement. C’est interdit, c’est tout. » Si on doit interdire la pulsion incestueuse, c’est bien parce qu’elle existe. Dans cette affaire c’est l’éléphant dans la pièce.

C’est à cause de cet embarrassant pachyderme que la seule réaction socialement acceptable est l’expression du dégoût, de l’effroi et de la compassion. Il faut que cette affaire touche à un point sensible et enfoui du fonctionnement social et du psychisme individuel pour qu’on en arrive à proscrire les questions et les questionneurs. Si Dostoïevski a écrit les Démons, ce n’est pas pour nous divertir, mais pour nous parler de nous.

Alain Finkielkraut a voulu réfléchir, penser l’événement et plus encore sa réception. Si on prenait les idées au sérieux, on discuterait ses propos. On lui demanderait de les préciser. Comme toujours, il est plus gratifiant d’agiter des crucifix.

Il a eu tort de croire qu’on pourrait l’entendre. Peut-être n’y croyait-il pas, d’ailleurs, mais c’est plus fort que lui. Ses détracteurs parlent de provocation, ses admirateurs pensent qu’il cherche les ennuis. Non. Il cherche la vérité. C’est la définition du courage.



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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