«Français de souche», Israël : le journal d’Alain Finkielkraut


«Français de souche», Israël : le journal d’Alain Finkielkraut

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L’expression « Français de souche » (1er mars)

Élisabeth Lévy. Au dîner du CRIF François Hollande a parlé de sa visite à Sarre-Union, « dans ce cimetière dévasté par de jeunes lycéens, français de souche comme on dit, ignorants au point de ne pas avoir vu les écritures en hébreu dans ce cimetière, inconscients pour ne pas avoir remarqué les étoiles de David » Cette expression, « Français de souche », a créé le scandale…

Alain Finkielkraut. Réagissant aux propos du président de la République, son ancienne ministre de la Culture, Aurélie Filipetti, a envoyé sur les réseaux sociaux ce message indigné : «  Plus qu’une maladresse, une faute. Camus : “Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde”. » Mais par quel vocable désigner tous ceux qui ne peuvent se prévaloir d’un patronyme à consonance étrangère ? On ne doit pas les désigner, justement. Car désigner, c’est distinguer, et la distinction mène à la sélection, de sinistre mémoire. On doit certes faire la différence entre une vache landaise et un hippopotame d’Afrique, car aucun hippopotame ne sera vexé de ne pas être une vache landaise. Mais il en va tout autrement dans le monde des hommes. À dire « Français de souche », en bonne ou en mauvaise part, on porte atteinte à l’égalité des citoyens. Il ne faut donc pas nommer les choses, car « nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Sous l’égide de l’antiracisme, l’indifférenciation règne, et la vie s’aligne sur le modèle de la fosse commune..[access capability= »lire_inedits »]

Ce fanatisme du Même conduit Gérard Biard, le directeur de Charlie Hebdo, à écrire : « Il existe bien un régime de ségrégation en France, et il frappe ceux qu’on a regroupés sous l’appellation réductrice – et discriminante – de “musulmans de France” ou, pire encore, “Français d’origine musulmane”. On a assigné plus de quatre millions et demi d’individus à leur confession présumée. » Ainsi la religion de l’humanité confie-t-elle au langage ce mandat extravagant : non plus faire apparaître la pluralité humaine, mais la rendre définitivement invisible.

Et la couverture de l’hebdomadaire satirique où est paru cet article représente le petit chien de Charlie poursuivi par une meute de molosses enragés : un évêque, un islamiste, un représentant de La Manif pour tous, conduits par Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen. « C’est reparti », dit la légende. En effet, la parenthèse se ferme. Au mépris de la mobilisation nationale du 11 janvier, la vieille haine domestique refait surface : le facho, voilà l’ennemi. Ceux qui disaient « Je suis Charlie » en pensant qu’il venait de se passer quelque chose se sentent floués. La guerre de Troie n’a pas eu lieu, leur font savoir maintenant ses premières victimes.

La guerre de la fessée (8 mars)

La France a été condamnée par le Conseil de l’Europe, car son droit « ne prévoit pas d’interdiction suffisamment claire, contraignante et précise des châtiments corporels à l’égard des enfants », ce qui est une violation de la Charte européenne des droits sociaux. Qu’en pensez-vous ?

La psychanalyste Françoise Dolto disait, dans une interview ancienne, qu’une petite taloche était beaucoup moins pernicieuse que des mots choisis pour faire mal. Mais comme ces féministes qui criminalisent la galanterie, c’est-à-dire la civilisation, pour mieux combattre la barbarie du viol, en proclamant que « Bonjour, ma belle ! » est une remarque sexiste, le Conseil de l’Europe a adopté la théorie de la pente glissante. La fessée, dit-il, doit être abolie dans tous les pays du Vieux Continent, car c’est par ce geste, en apparence anodin, que commence le calvaire des enfants battus. L’Europe était, jusqu’à une date récente, l’Amateur des jardins. Elle est devenue l’Ours qui « empoigne un pavé, le lance avec roideur » et casse la tête du vieillard endormi pour chasser la mouche posée sur son visage.

L’euthanasie (15 mars)

C’était la proposition n° 21 du candidat Hollande: « Que toute personne majeure en phase avancée ou terminale d’une maladie incurable, provoquant une souffrance physique ou psychique insupportable, et qui ne peut être apaisée, puisse demander, dans des conditions précises et strictes, à bénéficier d’une assistance médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité. » La loi Claeys-Leonetti, qui autorise le recours à «une sédation profonde et continue» jusqu’au décès, inquiète les adversaires de l’euthanasie et déçoit tout autant ses partisans. « Pendant ce temps, on continue à mal mourir », s’indigne Jean-Luc Roméro. Y a-t-il une bonne mort ?

Homo festivus aura beau faire, la mort ne sera jamais légère. Rien – ni religion, ni morphine – ne pourra en apaiser le scandale. « Dieu même a craint la mort », dit Néarque à Polyeucte qui s’apprête au martyre. « Quand il s’agit de périr, commente Péguy, le corps comprend très bien qu’il n’y a plus à blaguer. Un instinct profond l’avertit, un secret instinct organique, que c’est sérieux, qu’il s’agit de mourir même. (…) Alors il se révolte, le corps. Il se défend. Ça n’est pas juste. Ce n’est pas organiquement juste. Et le corps du saint ne se révolte pas moins que le corps du pécheur. » Reste qu’il y a une différence abyssale entre mourir et crever, ou encore entre dire adieu aux siens et décéder seul, entubé, dans le blême anonymat d’une chambre d’hôpital. La civilisation, c’est-à-dire la mise en forme de l’existence humaine, doit pouvoir intégrer le passage de vie à trépas. Initialement, d’ailleurs, le projet moderne de domination de la Nature pour l’amélioration du sort humain avait cette ambition. « J’estime, disait Francis Bacon, le premier rédacteur de ce grand projet, que c’est la tâche du médecin, non seulement de faire retrouver la santé, mais encore d’atténuer les souffrances et les douleurs. Et ce non seulement quand un tel adoucissement est propice à la guérison, mais quand il peut aider à trépasser paisiblement et facilement. » Depuis Bacon et les Diafoirus de Molière, la médecine a fait des miracles. Mieux que toute autre technoscience, elle a, pour paraphraser Balzac, transporté dans le présent « ce qui nous attendait par-delà le Requiem », elle a rapatrié sur terre l’espérance des hommes : la santé a détrôné le salut, et la longévité du corps, l’immortalité de l’âme.

Mais il y a un revers de la médaille, il y a une Némésis du progrès : dans un corps devenu appareil, tout est réparable, tout est remplaçable, sauf le cerveau. L’encéphale ne se greffant pas encore, « la médecine engendre aujourd’hui des handicapés », comme l’écrit Anne-Laure Boch, neurochirurgien à La Pitié-Salpêtrière. La promesse de longévité contient maintenant, pour tout un chacun, la menace de devenir un « nonagénaire dément ». Passé 50 ans, le moindre trou de mémoire nous fait penser à la maladie d’Alzheimer. Nous ne sommes plus seulement des êtres pour la mort, comme le voulait Heidegger, mais des êtres pour la démence sénile et sa terrible triade : apraxie, aphasie, agnosie. Un patient apraxique est incapable de porter un verre d’eau à sa bouche. Un patient agnosique est perturbé par le bout de viande qu’il a dans son assiette et, ne sachant plus à quoi sert une fourchette, il peut très bien l’utiliser comme un peigne. Sa syntaxe, enfin, peut devenir incompréhensible. Ainsi de nombreux vieillards meurent-ils ligotés parce qu’ils sont en permanence tentés d’arracher la sonde gastrique qui les nourrit. Est-ce cela que nous voulons pour nous-mêmes et pour nos proches ?

Dans son livre Je vous tiendrai la main. Euthanasie, travaux pratiques, Paulina Dalmayer reproduit cette lettre déchirante reçue par un médecin belge : « Je vis sans espoir, sans passé, sans mémoire, sans avenir. J’ai la maladie d’Alzheimer. Je perds peu à peu la parole (…). Je meurs un peu chaque jour (…). Je n’appartiens pas à un dieu. Je suis libre. Je pense au suicide assisté. J’ai fait ma demande parce que je suis fatiguée. J’ai fait mon devoir envers la société. Tout le monde peut attraper Alzheimer, riche ou pauvre. » Et dans une carte postale envoyée un peu plus tard, cette femme au bout du rouleau écrit au médecin que, s’il n’accepte pas sa demande, elle essaiera de s’écraser contre un mur avec sa voiture. Je ne sais pas ce qu’il est advenu d’elle, mais je pense en la lisant à l’éditeur Charles Ronsac qui, dans une émission de télévision, se félicitait d’avoir gardé chez lui sa femme atteinte de cette pathologie neurodégénérative et qui disait, sans saisir la portée de cette révélation, qu’il devait continuellement veiller sur elle car elle profitait de la moindre inattention pour monter au balcon et tenter de se jeter dans le vide. Et je pense, a contrario, à l’écrivain belge Hugo Claus, lucide sur l’hébétude vers laquelle il tendait, et qui a pu interrompre le processus destructeur de l’Alzheimer en sabrant le champagne avec son épouse juste avant de recevoir l’injection létale dans une clinique prévue à cet effet. Je voudrais pouvoir bénéficier de cette possibilité, au cas où, et les médecins qui me la refusent aujourd’hui en se drapant dans le serment d’Hippocrate ou dans le sixième commandement oublient que la morale, ce n’est pas le souci de la morale, c’est le souci d’autrui. Quand on ne peut rien faire d’autre pour son prochain que de l’aider à mourir, alors il faut l’aider à mourir. « Il est inconcevable, écrit George Steiner, que l’on puisse garder en vie malgré eux ceux qui n’ont plus pour seul espoir que de quitter la vie. Cela me semble d’un sadisme affreux. » Sadisme est un mot fort, mais ce n’est vraiment pas faire preuve de sollicitude que de prolonger malgré lui l’être à qui l’on annonce son inéluctable déchéance ou que de lui offrir, comme le permet maintenant la loi, une sédation profonde et continue deux semaines avant le grand sommeil.

Vouloir mourir dignement ne signifie en aucune façon que les infirmes ou les non-performants sont indignes de vivre. Mais si l’égale dignité de tous les êtres humains ne se discute pas, reste ce que l’on doit à soi-même et à ses proches. Mes parents résumaient leur morale à cet impératif : « Sois un mensch ! » Je ne suis pas assez cabotin pour souhaiter que ma mort ait de la gueule, mais je voudrais pouvoir être un mensch jusqu’à la fin et que la médecine m’y aide.

La victoire de Netanyahou en Israël (22 mars)

Contrairement aux prévisions des sondages, qui annonçaient la victoire du bloc de l’Union sioniste Livni-Herzog, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a remporté une large victoire électorale en promettant de ne pas accepter d’État palestinien. Quel bulletin auriez-vous mis dans l’urne si vous étiez israélien ?

L’un des messages publicitaires diffusés par le Likoud sur les réseaux sociaux montre un couple de la classe moyenne dans son appartement. Soudain, la sonnette retentit. La femme va ouvrir, et qui découvre-t-elle sur le pas de la porte ? Le Premier ministre d’Israël en personne. Répondant à l’annonce, celui-ci se propose de garder les enfants pendant que le couple va au cinéma. « Bibi, claironne-t-il, c’est plus sûr que Tzipi (Livni), qui est instable, versatile, et qui peut s’en aller à tout moment. » Le papa et la maman acceptent, éperdus de gratitude. « Je suis Bibi-sitter », conclut Benyamin Netanyahou, pas peu fier de sa trouvaille.

En regardant ce film sur Internet, j’ai eu une pensée émue pour David Ben Gourion, qui s’était opposé de toutes ses forces à l’introduction de la télévision en Israël. Pour que l’interdit soit levé, il a fallu attendre 1968 et que le « Vieux Lion » ait pris sa retraite à Sde Boker. En 2015, l’écran est partout, et il règne sur Israël dans sa version la plus agressivement américaine. À l’âge du show-business, Netanyahou joue sans vergogne son propre rôle dans un sketch destiné à faire peur en faisant rire, car, comme l’a écrit Neil Postman dans un livre dont le titre – Se distraire à en mourir – annonce la noirceur, « le divertissement est aujourd’hui le mode de présentation naturel de toute expérience ». Les juifs ont résisté à tout, résisteront-ils à l’infantilisation programmée par la vidéosphère ? C’est la question que pose cette campagne électorale.

Reste que, blague à part, Netanyahou a été reconduit à son poste de Premier ministre parce que les Israéliens sont inquiets. Et cette inquiétude n’a rien d’irrationnel. Elle est même solidement argumentée. Israël s’est retiré du Liban-Sud et il a eu le Hezbollah, Israël s’est retiré de Gaza, et il a eu le Hamas, qui peut garantir, à l’heure de l’islamisme conquérant, que l’État palestinien ne se transformera pas, tôt ou tard, en Hamasland ? Cela, le Likoud n’en veut à aucun prix. Mais que veut le Likoud ? La perpétuation indéfinie du statu quo ? L’annexion de la plus grande partie de la Cisjordanie avec octroi de la citoyenneté israélienne aux Palestiniens, comme le demande Naftali Bennett, le chef du Foyer juif  ? Israël aura alors choisi, en guise de sécurité, la violence endémique du choc des cultures.

On aimerait, bien sûr, que les Palestiniens reconnaissent Israël comme État juif, car leur réticence à le faire prouve qu’ils en contestent encore la légitimité. Mais que répondre à ceux d’entre eux qui n’ont d’autre désir que l’indépendance et qui disent : « On accepte de distinguer un partage de la pizza avec les Israéliens, mais cela suppose qu’ils arrêtent de la manger pendant la discussion. » ? On a l’impression que la droite israélienne, qui se défie des Palestiniens, fait tout, par sa politique de construction dans les territoires occupés, pour les rendre conformes à l’opinion négative qu’elle a d’eux. Elle s’alarme de leur radicalisation et elle travaille à les radicaliser. Reste le frêle espoir que Benyamin Netanyahou n’aie pas d’autre choix que de retourner à la table de négociation et que, sous égide américano-européenne, puisse se faire un partage équitable de la pizza. Cela ne transformera pas les ennemis en amis, mais la paix, au sens diplomatique, peut offrir à l’inimitié une autre issue que la guerre, et elle doit permettre à Israël de rester soi-même au lieu de devenir un Liban chauffé à blanc.[/access]

*Photo : BEN GERSHOM/G.P.O./SIPA. 00649059_000002.

Avril 2015 #23

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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