Le gloussement unique


Le gloussement unique

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Devant le pénible spectacle d’une classe politique volant unanimement au secours des marionnettes en danger, j’ai pensé à cette réflexion mélancolique de Michel Rocard : « La profession politique ne bénéficie plus du respect qu’on avait pour elle du temps où elle passait pour efficace, c’est-à-dire du temps du plein-emploi. Aujourd’hui, on nous insulte, on nous veut pauvres et on nous moque. Nos rois avaient leurs bouffons. Mais le bouffon du roi n’entrait pas dans la cathédrale. Aujourd’hui, les bouffons occupent la cathédrale et les hommes politiques doivent leur demander pardon. Ce qui fait que ne viendront plus à la politique que les ratés de leur profession. »

Nous y sommes. Le bouffon du roi est devenu le roi. Sa Majesté le Pitre occupe à la fois l’Autel et le Trône et, de Florian Philippot à Claude Bartolone, en passant par Alain Juppé, tous nos représentants lui font obséquieusement allégeance : non seulement ils ne sont plus respectés, mais ils ne se respectent plus eux-mêmes. [access capability= »lire_inedits »]Le chef de l’État ne déroge pas à la règle : lui aussi, il y va de son dithyrambe. Dans l’espace public désormais hilare, la caricature remplace le visage, la dérision vampirise l’information.

Et gare à ceux qui, après Michel Rocard, s’inquiètent au lieu de s’agenouiller comme tout le monde. Ils sont aussitôt suspectés d’être des ennemis de la démocratie. « Une société démocratique, leur explique doctement le grand journaliste Jean-Michel Aphatie, doit toujours avoir une place pour la restitution satirique de la scène publique. Il faut impérativement qu’il y ait des gens qui soient là pour repérer la tartufferie, les artifices de communication, l’hypocrisie. Les Guignols ont cette fonction-là. » Le journaliste se trompe : Les Guignols de l’info ne dénudent pas les puissants, ils incarnent le pouvoir social. Ils rient de ce dont il faut rire pour être dans le coup. Ils sont les coussins péteurs de l’idéologie dominante.

Avec leur scénarisation quotidienne du dictionnaire des nouvelles idées reçues, Les Guignols ont inventé le conformisme impertinent. À ce titre, ils méritent, en effet, d’entrer dans le patrimoine national comme le réclament à cor et à cri leurs victimes-thuriféraires.

Nous vivons à l’ère du gloussement unique et d’immenses territoires du risible sont laissés en déshérence. Risible est l’interdisciplinarité à l’école dont le journal de France 2 vient de donner cet édifiant exemple : un professeur de français et un professeur de gymnastique unissant leurs compétences pour faire réaliser à leurs élèves une vidéo sur le thème « Comment convaincre vos camarades de jouer au handball ». Plus comique et plus terrifiant est le recours judiciaire déposé par trois jeunes interdits de sortie du territoire. Il y avait, parmi eux, une convertie de la région de Mulhouse. Elle disait vouloir se rendre en Arabie saoudite dans une faculté de théologie réservée aux femmes. La décision de ne pas la laisser partir a été prise sur la base de deux éléments : d’abord, un signalement de sa mère pour radicalisation, puis une note des services de renseignements qui faisait état de cette déclaration de la jeune Alsacienne : « Mourir en martyr permet d’engranger des points supplémentaires pour rejoindre le paradis. » Et le plus drôle est encore à venir. Le rapporteur du ministère public, nous apprend Le Monde, a demandé que l’État verse 1 500 euros de dédommagement à la pauvre Émeline car ce type de propos, figurant dans le Coran, pouvait être repris par beaucoup de musulmans, sans que cela tire à conséquence !

Il n’y a aucune chance de voir figurer cet invraisemblable sketch judiciaire au programme des Guignols de l’info, ni du Petit Journal, ni d’aucun amuseur des ondes, car leur rire est sur les rails. Il ne dénonce rien de ce qui mérite d’être dénoncé. Il est l’ami indéfectible du désastre. Il enseigne la soumission. Il accompagne docilement tous les processus en cours.[/access]

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Septembre 2015 #27

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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