Le meilleur de « L’Esprit de l’escalier » par Alain Finkielkraut.
Trois phrases d’Aharon Appelfeld
Appelfeld, c’était Orphée au pays de Prométhée. Arrivé très jeune en Israël, il a été enrôlé dans la grande entreprise des bâtisseurs de la nation. « Nous sommes venus en Israël pour construire et être construits », disait-on autour de lui. Ce constructivisme effréné se traduisait par l’anéantissement de la mémoire, par un changement radical et par la fusion avec ce lopin de terre. L’hébreu était la langue même de la rupture. Or, Appelfeld a trouvé en lui la ressource de désobéir. Il adhérait au projet sioniste, mais il n’a pas laissé la construction prendre intégralement possession de sa vie. Du passé, dont on l’invitait à se défaire, il a fait la matière même de son œuvre. Sa mère, assassinée au tout début de la guerre, était son Eurydice et cet endeuillé, esseulé parmi les futuromanes, n’a jamais voulu détourner les yeux de la catastrophe qui l’a englouti. Ce que l’on peut, en outre, déduire des admirables traductions de Valérie Zenatti, c’est qu’il a trouvé dans l’hébreu non la langue de l’ici et maintenant, mais, par l’économie de mots, par le refus de se répandre en adjectifs, une manière biblique de dire les choses. Le savoir qu’il nous transmet excède le savoir et parle à l’âme. Ainsi, cette phrase toute simple pour dire l’horreur abyssale du délaissement : « À peine six mois auparavant, j’avais des parents. À présent, mon existence n’était plus que ce qui se déroulait devant mes yeux. » Les parents, c’était une inscription et une destination, et soudain, l’enfant est seul. Nul n’est plus là pour humaniser le sol, civiliser le temps, ordonner et solidifier dans un monde le flux sauvage du réel.
Et puis, il y a une autre phrase que je n’ai jamais oubliée. C’est dans L’Amour soudain : le héros est un écrivain à l’automne de sa vie. Il se souvient de son enfance et de sa jeunesse en Bucovine. Ses parents tenaient une épicerie. Sans avoir choisi la voie d’une assimilation conquérante, ils n’avaient conservé que quelques rites religieux sans vie, sans joie. Ils vivaient entre deux mondes, ce que le fils ne supportait pas. Alors il choisit, lui, l’engagement communiste. Sa fidélité au Parti et l’hostilité qu’il portait aux membres de sa tribu étaient intimement mêlées. Ernest, c’est son nom, rendait plusieurs fois par an visite à ses parents. « Ceux-ci, avec l’âge, devenaient de plus en plus embarrassés, de plus en plus figés. Ernest s’asseyait, alignait quelques phrases bouffies d’orgueil, puis s’en allait. » Et voici la phrase : « Après son départ, les parents restaient interdits, comme s’ils venaient de subir un cambriolage d’une extrême violence. » Je n’ai jamais été, au sens d’Ernest, un militant révolutionnaire, jamais, non plus, même dans ma période gauchiste, je ne m’en suis pris au « tribalisme juif ». Mais, j’avais
