Croisant hier après-midi quelques gilets jaunes, Alain Finkielkraut a dû affronter les cris de « sioniste de merde », « sale juif », « la France elle est à nous », « dégage », « tu vas mourir »… Loin de la France des ronds-points qui forme le gros des gilets jaunes, ses agresseurs présentent un profil plutôt soralien, dieudonniste, indigéniste, islamo-gauchiste, voire décolonialiste.
Face à une augmentation inquiétante des actes antisémites sur le sol français, un tsunami de tweets indignés ne suffit plus. Retour sur l’agression subie hier par Alain Finkielkraut.
Nous pouvons douter que la plupart des gilets jaunes (GJ) aient lu le salutaire entretien qu’Alain Finkielkraut venait de donner au Figaro ce funeste samedi 16 février. Le philosophe y soulignait que l’arrogance avait changé de camp lorsque l’omniprésence des porte-paroles du mouvement sur les plateaux de télévision leur était montée à la tête, et que sa sympathie initiale pour les GJ avait pris une décharge de plomb dans l’aile. Hier après-midi, « Finkie » dut résister aux cris de « sioniste de merde », de « sale juif », « la France elle est à nous », « dégage », « tu vas mourir », « Dieu te reconnaîtra », de « Palestine » et de « nique ta mère », vociférés par certains GJ au profil a priori davantage soralien, dieudonniste, indigéniste, islamo-gauchiste, voire décolonialiste (la nouvelle mode) que de laissés pour compte à la périphérie profonde d’une France coupée en deux.
74% d’actes antisémites en plus
Ce que l’académicien a subi confortera l’idée selon laquelle « le mot vivre-ensemble aurait été inventé pour masquer la disparition de la chose », déclarait-il au Figaro. En avril 2015, Alain Finkielkraut m’avait accordé une interview pour L’Express (hors-série Juifs de France). Interrogé déjà sur ce vieux rêve, il répondit : « Il n’y a pas de vivre-ensemble en France. (…) J’aimerais y croire, mais le métissage est un mensonge. La réalité est celle de la séparation ». De glaçantes statistiques viennent corroborer l’impossibilité d’une équation. Hausse fulgurante (74% en 2018) des actes antisémites sur le sol français (souvenons-nous du proverbe yiddish « heureux comme Dieu en France »). La « banalité du mal », concept cher à Hannah Arendt, trouve ses nouveaux ressorts dans la crise profonde de l’autorité qui étreint un pays devenu pleutre après avoir lâché prise. Le professeur, le policier, le député ne sont plus craints ou respectés, mais lynchés verbalement sur les réseaux (des cas) sociaux, en classe, et si possible physiquement dans la rue le samedi. Ne pas sanctionner de façon exemplaire les quenelles devant le Sacré-Cœur, le portrait de Simone Veil souillé d’une croix gammée, laisse toute latitude à des caricatures de barbares ignares pour vomir leur haine en apercevant l’auteur de « La défaite de la pensée » rue Campagne-Première.
L’indignation ne suffit pas
Que faire, lorsque la peur est au ventre ? – « Fuir ! là-bas fuir ! » (Mallarmé). Rester, puisque « exister c’est résister » (Ellul), accomplir son « alya intérieure » (Édouard Philippe), la montée vers Israël se soldant souvent par un « alya-retour » ? La communauté juive a de tangibles raisons d’éprouver l’accablement de l’impasse, ce matin. Cette haine « bien de chez nous », lors que la droite maurrassienne semble moribonde, que le Rassemblement national tente de contenir les débordements de sa rancœur historique, et que l’antisémitisme ambiant semblait être devenu l’apanage exclusif des islamistes ainsi que des antiracistes idéologiques de tout poil, voici que le spectre resurgit dans la bouche de certains GJ face auxquels nous avons du mal à nous dire, cette fois : pardonnons-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils disent. Pas plus que nous ne pouvons avoir d’égard pour certains de leurs acolytes pratiquant le degré zéro de la politique pour les nuls sur les chaînes d’info en continu, proférant que la France est une dictature (si c’en était une, ils ne pourraient même pas le murmurer). Face à cela, « le parti du déni » dont les rangs enflent semble associé à celui du silence dont l’écho terrifie : quel GJ représentatif s’est-il empressé de condamner les insoutenables propos essuyés avec dignité par Alain Finkielkraut hier ? Un tsunami de tweets outrés sortis des smartphones immédiatement dégainés de l’Élysée, d’anciens ministres, de penseurs, de stars du show-biz, de vous et moi ne doit plus suffire à contenter notre fausse bonne conscience. L’onguent numérique, cette bougie Ikéa de la compassion low cost, ne signifie aucun passage à l’acte, n’indique aucun signal ferme et fort.
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