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«Transmettre n’a jamais été aussi dangereux»

Grand entretien avec Alain Finkielkraut, propos recueillis par Elisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques


«Transmettre n’a jamais été aussi dangereux»
Alain Finkielkraut. © Hannah Assouline

Comme tous les grands professeurs, Alain Finkielkraut ne part jamais d’une page blanche. Sa pensée est stimulée par celle des grands auteurs dont il a toute sa vie colligé les citations les plus inspirantes, ces « perles » auxquelles il consacre son nouveau livre. Ce sont aussi ces illustres prédécesseurs qui l’aident à penser l’actualité. Gabriel Attal peut-il sauver l’école ? Réponse d’un mécontemporain qui n’a pas perdu tout espoir.


Pêcheur de perles

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Causeur. Vous pensez, avec Marc Bloch et Condorcet, que « les peuples libres ne connaissent d’autres moyens de distinction que les talents et les vertus ». Seulement, voilà près d’un demi-siècle que nous sommes dopés à l’égalitarisme ancré dans le victimisme – s’ils sont mauvais, ce n’est pas de leur faute. Autrement dit, nous ne sommes plus un peuple libre au sens de Condorcet. Pouvons-nous le redevenir ? Peut-on retrouver l’esprit méritocratique et se désintoxiquer de l’illusion de l’excellence pour tous ? Autrement dit, est-il encore temps de sauver l’École ?

Alain Finkielkraut. L’égalité est une vertu démocratique devenue folle. Pour Jules Ferry et les premiers penseurs républicains, la diffusion la plus large de l’instruction était essentielle au projet démocratique. À l’instar de Charles Renouvier, ils s’insurgeaient contre « ces bourgeois peu amis d’une égalité qui élèverait les ouvriers à leur propre niveau », c’est pourquoi selon eux, il revenait à l’État d’instaurer, sans complaisance ni relâchement, une forme de sélection. Cette exigence n’est plus comprise. La sélection est perçue comme une pratique barbare, et l’idée prévaut qu’en matière de culture rien n’est supérieur à rien. « Toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition par un pouvoir arbitraire d’un arbitraire culturel », écrivaient Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron en 1970. Cette critique radicale de l’École a été adoptée par l’École. On en voit le résultat. Tout est à reconstruire.

Malgré tout, il y a eu longtemps une bourgeoisie cultivée, soucieuse de transmettre à ses enfants autre chose que des biens matériels. Aujourd’hui, la déculturation est générale. Où est donc le groupe social susceptible de porter la révolution dont l’École a besoin ?

Pierre Bourdieu avait, sur un point, raison. Les enfants nés dans une famille bourgeoise, où on lisait des livres, où on parlait une langue riche, où on allait au théâtre et au musée étaient favorisés par rapport aux autres. Pour combattre cette inégalité réelle, il y avait deux moyens envisageables : soit favoriser les défavorisés, soit défavoriser les favorisés. Comme le montre Renaud Camus dans Les Inhéritiers, l’institution scolaire a choisi la deuxième méthode. La culture générale, relevant désormais du délit d’initiés, a été progressivement bannie de l’École. Ainsi s’est installé, toujours au nom de l’égalité, l’enseignement de l’ignorance. Il n’y a plus de classe cultivée en France, l’inégalité économique s’accroît et on le voit sur les réseaux sociaux, l’homogénéité culturelle prévaut. Ce sont des responsables politiques qui disent : « on doit travailler en profondeur sur comment développer le vivre-ensemble », ou encore « il y a un débat qu’on a à l’intérieur du monde éducatif sur quelle est la manière d’enseigner les valeurs de la République ». Voilà où en est la syntaxe de l’élite française. La culture n’est pas morte, mais elle est orpheline.

Gabriel Attal peut-il réussir ? On a envie de le croire, mais on a été échaudés par Jean-Michel Blanquer…

La sociologie en vogue depuis cinquante ans nous a expliqué que la rhétorique de la méritocratie convertissait un privilège de classe en propriété personnelle. Pour abolir ce privilège, on a choisi d’accueillir les élèves plus faibles dans les classes plus avancées et ensuite de se régler sur leurs capacités pour ne laisser personne en dehors du chemin. C’est ainsi, avec les meilleures intentions, que le niveau s’est effondré. Les premières victimes de cette politique étaient et sont ceux qui n’ont que l’École pour s’élever. Dans le monde d’aujourd’hui, ni Charles Péguy ni Albert Camus n’auraient pu faire de véritables études et devenir ce qu’ils sont devenus. Gabriel Attal a rompu avec ce discours, avec cette pensée, avec cette politique dévastatrice. C’est tout à son honneur. Réussira-t-il ? C’est une autre question. Le public change, le climat n’est plus le même, la culture n’occupe plus la place qui était la sienne, jusque dans les années 1960, un ministre ne peut pas tout faire. Mais j’ai confiance en lui. Je crois qu’il est déterminé. Ce qui m’accable, c’est que la bien-pensance tire sur Gabriel Attal à boulets rouges. On nous explique que son choc des savoirs, sa réhabilitation de l’autorité visent à satisfaire la droite, voire l’extrêmedroite. L’École, c’était le grand souci, la grande obsession de la gauche. Et aujourd’hui, la gauche se retourne contre l’École républicaine. Jacques Julliard en avait déjà fait le constat et il a abandonné la gauche, parce que la gauche était en train d’abandonner ses propres principes.

C’est ce que Cyril Bennasar appelait le « braillomètre » : lorsque les associations, les syndicats et les médias de gauche s’énervent, ça va dans la bonne direction. Ceci étant, quelle que soit sa détermination, Attal dépend du président.

C’est le grand mystère. Emmanuel Macron n’est pas seulement l’homme du « en même temps », il est l’homme des sincérités successives. En 2017, Jean-Michel Blanquer arrive au ministère de l’Éducation nationale avec un discours très ferme : retour aux savoirs fondamentaux et rupture avec la politique de réforme qui sévissait depuis un demi-siècle. Il ne s’agit plus de réformer, mais de refonder et même de sauver l’École. Cinq ans après, Emmanuel Macron nomme Pape Ndiaye ministre de l’Éducation nationale, entre les deux tours des législatives, pour séduire une partie de l’électorat de gauche. Et Pap Ndiaye ayant, sur le plan politique comme sur le plan communicationnel, échoué, Gabriel Attal le remplace au bout de quatorze mois et dit et fait le contraire de son prédécesseur. Que pense le président ? Son intelligence est tellement plastique que personne ne peut le savoir.

Le tableau Diane et Actéon (1602) de Giuseppe Cesari, présenté à des collégiens d’Issou dans le cadre d’un cours de sensibilisation à l’art. Trop de corps dénudés au goût de certains élèves qui ont accusé l’enseignante de vouloir délibérément offenser les musulmans. Photo Wikimedia Commons

Faire bouger l’Éducation nationale, ce n’est pas une mince affaire. Il y a les professeurs, les syndicats, les parents qui exigent. Gabriel Attal propose des groupes de niveau en maths et français. Ce n’est pas vraiment une révolution.

Il n’empêche qu’il revient sur le dogme du collège unique. Personne ne l’avait fait avant lui, car l’égalitarisme contemporain a transformé le baccalauréat en droit de l’homme. Aura-t-il la possibilité de rétablir un examen de fin d’études secondaires digne de ce nom ? Pourra-t-il résister à la pression des parents d’élèves ? Je ne saurais pas le dire, simplement je ne doute pas de sa sincérité.

Faudrait-il admettre un taux de réussite au bac autour de 50 ou 60 % ?

Je ne donnerais pas de chiffre. Disons qu’il faut en finir avec ce que Benoît Hamon appelait « les notes bienveillantes », il ne faut plus contraindre les examinateurs à rajouter des points. Il faut accepter – d’ailleurs, Gabriel Attal l’a fait –, la perspective du redoublement. Le redoublement n’est pas une punition, mais une occasion de refaire surface.

Ça ne s’appelle plus « redoublement », mais « maintien ».

Oui. Le gnangnan a totalement déconstruit l’École. Il s’agit maintenant de la rebâtir. Un ministre n’y suffira pas, c’est clair.

L’autre front de Gabriel Attal, c’est la pénétration des idées islamistes à l’œuvre depuis quarante ans. Il a interdit l’abaya.

Dans son rapport sur les manifestations et signes religieux à l’École, présenté en 2004, Jean-Pierre Obin montrait que les professeurs de lettres étaient de plus en plus souvent contestés et menacés par des élèves musulmans et par leurs parents. « Rousseau est contraire à ma religion », expliquait un élève au professeur de français d’un lycée professionnel. Molière et en particulier Tartuffe étaient également des cibles de choix. « Tout laisse à penser, concluait le rapport, que dans certains quartiers, les élèves sont incités à se méfier de tout ce que les professeurs leur proposent, comme de ce qu’ils trouvent dans leur assiette à la cantine. Ils sont engagés à trier les textes étudiés selon les mêmes catégories religieuses du hallal (autorisé) et du haram (interdit). » Les choses n’ont fait qu’empirer depuis. Le 7 décembre 2023, dans le cadre d’un cours de sensibilisation à l’art, une professeure du collège Jacques-Cartier à Issou a présenté Diane et Actéon du peintre Giuseppe Cesari. Des élèves choqués par les corps dénudés ont accusé l’enseignante de vouloir délibérément offenser les musulmans – islamophobie donc, et même racisme. Si l’immigration se poursuit à ce rythme frénétique (480 000 nouveaux arrivants en 2022), le métier d’enseignant deviendra un métier impossible. Et d’ores et déjà, beaucoup d’enseignants font cours la peur au ventre. On pense évidemment à Samuel Paty et à Dominique Bernard. C’est la première fois dans l’histoire qu’il est dangereux de transmettre.

Les institutions ou un ministre y peuvent-ils encore quelque chose ? On ne sait pas extirper les idées stupides ou dangereuses des cerveaux des gens.

Cette question ne relève pas de la responsabilité du ministre de l’Éducation nationale. La France doit impérativement retrouver sa souveraineté, choisir sa politique d’admission, maîtriser les flux migratoires. Sinon nous risquons de basculer dans la barbarie. Jean-Pierre Obin vient de publier un livre intitulé Les profs ont peur, qui s’ouvre sur une anecdote terrifiante. Un président de région assiste à un cours d’histoire dans un lycée. Voici ce que lui dit le professeur : « Oui, je viens de faire un cours sur Hitler et le nazisme sans parler des juifs. C’est vrai, mais comprenez-moi, je n’ai pas envie de retrouver ma voiture vandalisée comme la dernière fois. Je dois être prudent, j’ai une femme et des enfants. » Nous en sommes là. Pourquoi est-il si difficile pour la France de retrouver la maîtrise de ses frontières ? Parce que, dans les années 1930, beaucoup d’immigrés juifs se pressaient à nos portes ; certains étaient recalés. En vertu de cette expérience historique, on fait venir par milliers et par dizaines de milliers des gens qui veulent régler leur compte aux juifs. Soyons clairs, tous les nouveaux arrivants du Maghreb et d’Afrique subsaharienne ne sont pas antisémites, loin s’en faut, mais il y en a suffisamment pour mettre la vie des juifs en péril et pour rendre de plus en plus difficile à l’École l’enseignement devenu obligatoire de la Shoah.

On commence avoir un peu de recul sur cet entrisme islamiste à l’École, comme dans la société française. Trente-cinq ans après Creil, vingt ans après la publication des Territoires perdus de la République, assistons-nous enfin à un grand dessillement ?

Avec la montée en puissance du Rassemblement national, on assiste en France à l’extrêmedroitisation de la volonté de lutter contre l’immigration massive. À gauche, la Nupes est en train d’éclater, les socialistes, les communistes et La France insoumise ne s’entendent plus, mais il suffit d’un nouveau projet de loi un peu plus ferme sur l’immigration pour qu’Olivier Faure, Fabien Roussel et Alexis Corbière se réconcilient et parlent à l’unisson. La gauche, c’était la laïcité, la République, la justice sociale, c’est devenu presque exclusivement le sans-frontiérisme, l’antiracisme, l’ouverture tous azimuts, l’hospitalité inconditionnelle.

Deux ans après Creil, dans L’Hebdo, Pierre Bourdieu a osé vous traiter de sous-philosophe, mais aussi de « pauvre Blanc de la culture ». Ce sont des mots qui résonnent étrangement aujourd’hui, alors qu’on parle de plus en plus de racisme anti-Blancs.

Pour Pierre Bourdieu, il n’y avait pas d’adversaire légitime. Cet homme était une caricature vivante ; tous ceux qui ne pensaient pas comme lui étaient des salauds, et des imbéciles. Voici ce qu’il écrivait de L’Homme révolté d’Albert Camus : « Bréviaire de philosophie édifiante, sans autre unité que le vague à l’âme autiste qui sied aux adolescences hypokhâgneuses et qui assure à tous coups une réputation de belle âme. » Je suis très fier d’être aussi mal traité qu’Albert Camus. Pierre Bourdieu, avec cette phrase sur les « pauvres Blancs de la culture », annonce le wokisme. Il est au point de bascule. Depuis, le wokisme a pris la relève de la lutte des classes dont il se réclamait encore. Pour la pensée woke, l’ennemi n’est plus tant le capitalisme que l’impérialisme blanc. Octavio Paz disait déjà que nous avons perverti la grande tradition critique européenne en la mettant au service de la haine de notre monde. L’idéologie qui prévaut au sein du milieu universitaire occidental, c’est la haine de l’Occident,en tant qu’il est blanc. Sur le modèle de Bourdieu, les Blancs sont les premiers à dénoncer le privilège des visages pâles. Bien plus que le gauchisme, le wokisme est un véritable lavage des cerveaux. Pierre Bourdieu avait commencé le travail puisque sa vision du monde repose sur la dichotomie sommaire entre les dominants et les dominés. II réussissait le prodige d’être à la fois simpliste et abscons. Dans un livre déjà ancien, je disais que la vie avec la pensée cédait lentement la place au face-à-face du fanatique et du zombie. Avec le wokisme, un nouveau personnage a fait son apparition : le zombie fanatique. Nous n’avons pas fini de pleurer.

Tout est à reconstruire, dites-vous. Mais suffit-il de brandir la laïcité, les valeurs de la République ? Certains pensent qu’à l’islam qui est une identité chaude, une spiritualité, il faut opposer une autre spiritualité, et préférer les femmes voilées aux lolitas en string.

Je préférerai toujours les femmes libres aux femmes voilées. La laïcité, ce n’est pas seulement la séparation de l’Église et de l’État, c’est, pour dire en termes pascaliens, l’indépendance de l’ordre spirituel. Et cette indépendance est malmenée, notamment par la grande offensive islamiste. C’est cette indépendance qu’il faut à tout prix maintenir, donc on ne doit pas seulement défendre la laïcité comme un règlement du vivre-ensemble, mais précisément comme une façon de penser dans laquelle la culture est mise au premier plan. La laïcité, ce n’est pas la fin du sacré, c’est le remplacement du sacré religieux par le sacré de la culture.

Beaucoup de pays ne connaissent pas la laïcité et ont quand même procédé à ce remplacement.

Peut-être, mais ce sont quand même des pays sécularisés. Et c’est de cette sécularisation que je me sens moi-même le continuateur.

N’empêche, face à l’islam, une partie de la droite catho, derrière François-Xavier Bellamy, estime que nous sommes en train de perdre parce que nos sociétés libérales désenchantées ont perdu le sens du sacré.

Je ne suis pas sûr que ce soit le point de vue de François-Xavier Bellamy. C’est d’abord un professeur : face à l’offensive islamiste, il veut, comme nous, défendre et transmettre ce qu’André Malraux appelait « l’héritage de la noblesse du monde », et non réinventer une religion pour nous réarmer moralement. Dieu nous a abandonnés et il ne reviendra pas.

Gabriel Attal veut expérimenter une tenue unique à l’école. Vous qui en portez une à l’Académie française, qu’en pensez-vous ?

Charles Péguy disait des hussards noirs de la République qu’ils étaient « sveltes, sévères, sanglés ». Cela vaut beaucoup mieux que le T-shirt-jean-baskets, l’uniforme des professeurs comme des élèves. Le blue-jean a même été remplacé en classe par le pantalon de jogging. Je plaide pour une tenue décente – non pas forcément un uniforme –, une tenue verticale si j’ose dire des professeurs et des élèves. On doit s’habiller pour aller à l’école.

Une tenue qui ait de la tenue ?

Voilà, exactement !

Dans votre livre, vous vous inquiétez de la vague d’anti-intellectualisme qui sévit contre le wokisme aux États-Unis. Sommes-nous menacés par le même « retour de bâton » ?

Je ne crois pas que la France soit menacée par cette forme de populisme. Je pense à la phrase de Gustave Flaubert dans une lettre à George Sand : « Je n’écris pas pour le lecteur d’aujourd’hui, mais pour les lecteurs qui se présenteront tant que la langue vivra. » Même lui, à son époque, avait le sentiment que la langue pouvait mourir ; son immortalité n’est pas donnée. Si elle se réduit à un moyen de communication, ce sera autre chose que la langue que nous essayons tant bien que mal de parler encore aujourd’hui. Et je voudrais que cette question soit prise en compte dans le cadre d’une écologie générale. Sauver la Terre et non la planète. Personne n’habite la planète, on habite la Terre. Sauver la culture, sauver la beauté du monde et plus que tout peut-être, sauver la langue. On ne luttera pas contre le réchauffement climatique en transformant le territoire en parc éolien, c’est-à-dire en paysage industriel. Voilà, me semble-t-il, l’urgence d’aujourd’hui. Cela m’inquiète bien davantage qu’un trumpisme à la française.

Emmanuel Macron inaugure la Cité internationale de la langue française au château de Villers-Cotterêts, 30 octobre 2023. « La question de la langue doit être prise en compte dans le cadre d’une écologie générale : sauver la culture, sauver la beauté du monde et plus que tout peut-être, sauver la langue… » Photo: Gabrielle CEZARD/SIPA

On ne sera pas non plus sauvés par la maison de la langue française à Villers-Cotterêts. Son président nous explique qu’il s’agit de défendre les langues françaises, comme si le français n’avait rien à voir avec la France. Vous consacrez un chapitre à une citation de de Gaulle sur le roman national. Quelles pages faudrait-il rajouter à ce roman national ?

Je n’ai jamais parlé de roman national. L’histoire de France doit être enseignée telle qu’elle est, et de la manière la plus objective possible. À nous de nous inscrire dans cette histoire, comme le demandait Jules Ferry. Tous les Français, quelle que soit leur origine, sont, grâce à l’École, les héritiers de l’histoire de France. Contre les crispations identitaires, L’Histoire mondiale de la France, de Patrick Boucheron, voulait montrer, premièrement, que la continuité historique de la France était un leurre, et deuxièmement, que tout ce que cette histoire avait de bon venait de l’autre, de l’étranger. Je plaide, moi comme Simone Weil, pour un droit à la continuité historique. Et quand des historiens prétendent que cette continuité relève du fantasme au moment même où, du fait des changements démographiques, elle est remise en question, je suis très inquiet. Quant aux motifs de satisfaction ou de fierté dans les dernières décennies, je dois dire que j’ai du mal à en trouver.

Votre œuvre est essentiellement celle d’un passeur dans laquelle vous vous effacez devant vos maîtres, Levinas, Kundera, Roth, etc. Vous avez toutefois fait une entorse à cette règle dans À la première personne, en 2019, mais les lecteurs sont restés un peu sur leur faim. On a envie d’en savoir plus. Êtes-vous un produit de cet élitisme républicain dont vous avez la nostalgie ?

Jean Birnbaum m’a amicalement reproché d’avoir intitulé mon livre À la première personne parce que je m’étais déjà confessé dans Le Juif imaginaire et aussi dans L’Identité malheureuse. Je suis d’abord l’enfant de mes parents, et mes parents avaient une exigence, que je travaille bien à l’école. Il fallait que je ramène de bonnes notes. Je n’avais pas le choix, ma mère ne travaillait pas, elle m’accueillait quand je rentrais affamé du lycée Henri IV – j’avais jeûné à la cantine : je dévorais un sandwich au jambon avec un thé citron et je me mettais aussitôt au travail. J’ai réussi à l’école parce que je n’avais pas d’autre choix.

Votre mère venait d’une famille plus intellectuelle que votre père ?

Oui, en tout cas ma mère était une grande lectrice. Et quand, à 10 ans, j’ai commencé à lire des illustrés, elle a très vite mis le holà.

A-t-elle vécu assez longtemps pour voir le produit de ses efforts ?

Oui, bien sûr. Quand j’ai échoué en 1968 à la Rue d’Ulm, elle était malheureuse comme une pierre, elle ne parlait même plus à ses amies. Cette pression augmentait encore mon angoisse. C’est pour cela que j’ai choisi, en 1969, de passer le concours de l’ENS Saint-Cloud. Ma mère ne se serait pas remise de deux échecs d’affilée à la Rue d’Ulm, et moi non plus.

Votre optimisme mesuré sur la question de l’École au cours de cet entretien est-il sincère ou forcé ?

Je suis très pessimiste, j’ai peur qu’il ne soit trop tard pour les raisons que je vous ai dites. Je crois qu’il faut absolument soutenir les efforts de l’actuel ministre de l’Éducation. Est-ce qu’il obtiendra les résultats escomptés ? Je n’en suis pas sûr. Gabriel Attal est notre espoir terminal.

Êtes-vous le dernier intellectuel français ?

Non, pas du tout. D’abord, je n’aurais pas cette outrecuidance, je fais ce que je peux avec les petits moyens qui m’ont été donnés. Il y a aujourd’hui en France de grandes figures intellectuelles, et je suis sûr qu’il y en aura d’autres demain, je ne m’inquiète pas. La pensée, l’art et le roman ne vont pas disparaître. Ce qu’il faut espérer, c’est qu’il y ait encore des lecteurs demain.

Janvier 2024 – Causeur #119

Article extrait du Magazine Causeur




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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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