Causeur. Le 1er avril, vous déclariez dans Le Figaro que « jamais une atmosphère aussi lourdement prescriptive n’avait pesé sur une élection présidentielle ». Comme prévu, nous avons validé le scénario qui, selon vous, était écrit pour nous : « Éliminer au premier tour le candidat de la droite et du centre discrédité par les affaires, puis élire au second le candidat d’En Marche ! pour faire barrage au Front national. » Et si, comme vous le lanciez en conclusion, « il ne s’agit plus, en votant, de choisir, mais d’obéir », eh bien vous avez obéi, puisque vous avez voté pour Emmanuel Macron. Comment avez-vous vécu l’issue de ce scrutin ?
Alain Finkielkraut. Lorsque j’ai vu s’afficher les résultats, j’ai éprouvé un double sentiment de soulagement et d’abattement. Soulagement parce que l’élection, certes très improbable de Marine Le Pen, aurait été une véritable catastrophe. Elle nous aurait plongés dans le chaos et dans la guerre civile. Le débat de l’entre-deux tours a levé tous les doutes : par son mélange de hargne et d’incompétence, Marine Le Pen a montré qu’elle n’était pas taillée pour la fonction.
Vous seriez-vous trompé en pariant sur une certaine banalisation du Front national et sur une rupture entre le père et la fille ?
Non, car ce n’était pas la bête immonde, mais la faiblesse insigne de la bête. En « cassant tous les codes », elle n’a pas démasqué son pétainisme, elle a voulu donner une forme trumpiste à un discours mélenchonien. C’était grotesque et insupportable. Il fallait la sanctionner. Je l’ai fait, sans la moindre hésitation. Mais l’abattement domine en moi car avec la double crise de la transmission et de l’intégration, le problème de la France est d’ordre civilisationnel. Tout, dans le comportement et dans les propositions d’Emmanuel Macron, tend à me faire penser qu’il n’est pas l’homme de la situation.
En êtes-vous certain ? N’exagérez-vous pas le danger qu’il représente ?
Vous me direz sans doute que je suis trop attaché aux symboles. Mais Emmanuel Macron chante La Marseillaise les yeux fermés, la main sur le cœur, comme s’il voulait valider le diagnostic de Régis Debray et, au moment même de présider aux destinées de la France, manifester urbi et orbi, que nous sommes devenus américains.
C’est un peu léger comme preuve ! Vous surinterprétez ce qui n’est peut-être qu’une faute de goût.
Je surinterprète, dites-vous, mais j’ai encore à l’oreille le discours qu’a tenu Emmanuel Macron dans[access capability= »lire_inedits »] ce que les journalistes aiment à appeler, pour éviter les répétitions, la cité phocéenne. « Quand je regarde Marseille, je vois les Arméniens, les Comoriens, les Italiens, les Algériens, les Marocains, les Tunisiens, je vois les Maliens, les Sénégalais, les Ivoiriens, j’en vois des tas d’autres que je n’ai pas cités, et je vois quoi ? Des Marseillais ! Je vois quoi ? Des Français ! Elle est là, l’énergie de la France ! Ils n’ont rien compris, rien ! » Si, dans la France républicaine du xxe siècle, un candidat à une élection avait dit, regardant Marseille ou n’importe quelle ville de France : « Je vois les Italiens, je vois les Espagnols, je vois les Portugais, je vois les Roumains, je vois les Polonais, je vois les Russes, je vois les Bulgares, je vois les Juifs d’Europe centrale ou orientale, mais je vois quoi ? Des Français ! », les destinataires de ce discours se seraient demandé, interloqués : « Mais on est où ? » Venus en tant que citoyens, ils s’attendaient à ce que l’orateur s’adresse à des citoyens sans distinction de race et d’origine. Ils n’auraient pas du tout été flattés, mais surpris, embarrassés, scandalisés même, de l’entendre dire que la France était tout entière constituée par l’addition de leurs identités et de leurs énergies. La France, c’était un « déjà-là » où leurs ancêtres n’étaient pour rien. Ce « déjà-là », ils ne lui vouaient pas tous le même culte, mais ils auraient trouvé inconvenant qu’on le fît disparaître pour leur permettre de se sentir complètement chez eux. Bref, ces immigrés n’étaient pas la France, ils la rejoignaient. Intériorisant les lois immémoriales de l’hospitalité, ils ne mettaient pas sur le même plan celui qui reçoit et celui qui est reçu. Ils s’intégraient dans une langue, dans une histoire, dans une culture, et ils aspiraient à y prendre leur part, non à prendre sa place. Ils avaient des droits égaux, ils y tenaient comme à la prunelle de leurs yeux, mais ils ne confondaient pas l’hôte et l’hôte, les Français de fraîche date qu’ils étaient, avec les Français d’origine française, qui n’apparaissent même pas dans l’énumération enthousiaste d’Emmanuel Macron. Avec lui, l’hôte ne se distingue plus de l’hôte et le concept de vivre-ensemble signe l’effacement de cette distinction.
On a beaucoup reproché au nouveau président de dire tout et son contraire, mais cette plasticité ne peut-elle pas être un atout ? Après tout, Macron, c’est une cuillère pour Steve Jobs, une cuillère pour Jeanne d’Arc. Excluez-vous d’être, comme disent les Suisses, déçu en bien ?
Je n’exclus rien, tout est possible, mais dans le même discours, Emmanuel Macron a dit, dans la langue très approximative qui tend à devenir sa marque de fabrique : « I AM a supporté cette culture française aussi, n’en déplaise à certains qui les mettaient de côté. La culture, c’est la lutte contre cette assignation à résidence, qui fait que ce serait I AM pour les uns et Giono pour les autres. » Le huitième président de la Ve République nous dit très clairement que, la culture, c’est tout pour tout le monde : pas de hiérarchie, pas d’antériorité mais l’indifférenciation au nom du droit à la différence. Et quand Marwan Muhammad, le très actif porte-parole du Comité contre l’islamophobie en France, affirme : « Nous sommes nés ici et nous définissons l’identité française comme n’importe qui d’autre. Cette identité n’est ni monolithique ni figée. L’islam est une religion française, le voile fait partie des tenues françaises et Mohamed est un prénom français », Emmanuel Macron ne voit pas le problème.
Mais ne nous sommes-nous pas trompés en pensant que ce pays était travaillé par la peur de disparaître ? Si les questions identitaires ont si peu occupé la campagne, c’est peut-être parce qu’elles n’intéressent pas tant les Français que cela.
Vous avez raison, les progrès de la déculturation sont spectaculaires. Celle-ci affecte même les intellectuels qui, ayant oublié les humanités au seul profit des sciences sociales, ne trouvent absolument rien à redire à l’affirmation selon laquelle il n’y a pas de culture française. Même pour eux, du moins pour la plupart d’entre eux, la France n’est plus une patrie littéraire, c’est le pays de Bourdieu. Et il faut avoir l’esprit très mal tourné pour souffrir de voir des rappeurs célébrer la victoire devant la pyramide du Louvre. Il n’en reste pas moins que le vivre-ensemble est un leurre et que, comme l’a écrit Élisabeth Badinter dans la préface d’Une France soumise, « une seconde société tente de s’imposer insidieusement au sein de notre République, tournant le dos à celle-ci, visant explicitement le séparatisme, voire la sécession ». Emmanuel Macron ne veut pas reconquérir les territoires perdus de la nation, il veut les séduire. Avec son élection, le désastre nous a sauvés de la catastrophe. Je suis d’autant plus attaché à la composante française de la civilisation européenne que ce qui lui succède est très inquiétant. Malheureusement, aucun parti politique ne se soucie de la survie de cette civilisation. Et quand le FN y prétend, il la caricature.
Si sa victoire a été saluée dans nombre de capitales européennes, c’est peut-être que, à défaut d’incarner comme vous le voudriez la civilisation française, il incarne les vertus réelles de la société libérale.
Ce que Macron incarne à merveille, c’est la planétarisation.
Le problème, c’est que si le parti de l’inquiétude est majoritaire en France, il est beaucoup moins homogène, dans ses représentations et dans ses intérêts, que le bloc central que Macron tente de fédérer. De Mélenchon à Marine Le Pen, en passant par Alain Finkielkraut, cela fait peut-être une série de refus, pas une vision du monde alternative à celle que propose En Marche !
Je ne suis pas sûr que les électeurs de Macron défendent seulement leurs intérêts. Pour eux, le FN reste un repoussoir. Ils vivent hors sol et ils voient, dans ce déracinement qui n’est qu’un enracinement dans la technique, une supériorité morale et politique sur toute forme d’autochtonie. Ils ont donc fièrement mis dans l’urne un bulletin antifasciste. Mais ce qui me frappe aussi, dans l’opposition que rencontre Macron, c’est sa violence. J’ai cru que Nuit debout n’était qu’un feu de paille. Je me suis trompé. Ceux qui se sont installés place de la République pour laver la tache du 11 janvier et substituer la guerre de classes à la défense de la nation sont plus vivants que jamais, ils forment le cœur de La France insoumise. Leur haine me fait peur et l’une des raisons pour lesquelles j’ai voté Macron au lieu de m’abstenir, c’est que je ne voulais en aucun cas être confondu avec eux. Mais ces gens qui font du capitalisme un ennemi plus dangereux que l’islamisme ont quelque chose de commun avec le nouveau président : pour eux comme pour lui, l’économie est déterminante en dernière instance. Face à l’aveuglement des uns et des autres, vous avez raison : on se sent un peu seul.
En tout cas, quand Emmanuel Macron dit qu’il veut dynamiter le clivage droite-gauche et rassembler les progressistes, cela a au moins le mérite de la cohérence. De plus, en dépit de la caricature que font de vous vos adversaires, vous êtes certainement favorable à l’édification de sociétés plus justes.
Encore faut-il, pour que cette société soit plus juste et plus vivable, se donner les moyens de résister au processus qui nous emporte. Tout va de plus en plus vite, tout devient fabricable, malléable, mobile et fluide. Cette grande liquidation, Macron l’appelle progrès. Quand l’urgence est à la décélération, à la déconnexion, à la sauvegarde de la langue, des paysages, de la civilisation même, il veut remplacer le vieux clivage droite-gauche par la pimpante opposition des progressistes et des conservateurs. Octavio Paz disait justement que « les seuls obscurantistes aujourd’hui sont ceux qui ont la superstition du progrès ». Macron est l’incarnation souriante de cet obscurantisme.
Le 30 avril, les représentants de toutes les instances juives se pressaient au mémorial de la Shoah autour du candidat Macron. Cette initiative vous a mis dans une colère noire, vous le fils de déporté. Et cette colère elle-même a suscité de nombreuses réactions, perplexes ou franchement hostile.
C’est précisément parce que je suis fils de déporté que je n’ai pas supporté la séquence mémorielle Oradour-mémorial de la Shoah-hommage à Brahim Bouarram. La Shoah ne saurait être un argument électoral. Je l’ai dit, je le répète, les morts, mes morts ne sont pas à disposition. Le devoir de mémoire consiste à veiller sur l’indisponibilité des morts. Et ce qui aggrave le scandale à mes yeux, c’est que, quelques jours avant d’inaugurer cette séquence, Emmanuel Macron est allé, tout sourire, célébrer le vivre-ensemble dans la diversité à Sarcelles, commune traumatisée par une violence antisémite où le FN n’a aucune part. Si on ne peut pas enseigner l’histoire de la Shoah dans de nombreux collèges et lycées français, ce n’est pas la faute de ce parti. Mobiliser la mémoire d’Auschwitz pour gagner les élections, tout en faisant l’impasse sur la réalité actuelle de l’antisémitisme et du négationnisme, voilà ce que je trouve impardonnable. Et j’ai peur que les Juifs soient, au bout du compte, les dindons de la farce antifasciste qui s’est jouée sous nos yeux, car Emmanuel Macron prônant une politique économique plutôt libérale, il risque de faire de la complaisance envers les banlieues et du laxisme en matière migratoire, ses marqueurs de gauche.
Vous n’avez pas évoqué sa jeunesse, saluée avec émerveillement de toutes parts, surtout par ceux de ses soutiens qui ont l’âge d’être son grand-père. Y voyez-vous un atout ?
Ceux pour qui la jeunesse du nouveau président est son atout maître considèrent le passé comme un poids et non comme une ressource. Je ne partage pas cet avis. Je pense, à l’inverse, que la principale qualité de l’homme d’État est la sagesse pratique et que celle-ci demande de l’expérience. Emmanuel Macron en manque. Peut-être saura-t-il compenser cette lacune, mais elle ne devrait pas nous réjouir. Qui, à part lui, dit à son public « je vous aime farouchement » ? Justin Bieber. Espérons donc qu’il vieillira vite.[/access]