Accueil Édition Abonné Avril 2022 Du rire doit naître une réflexion profonde

Du rire doit naître une réflexion profonde


Du rire doit naître une réflexion profonde
(c) Hannah Assouline

Propos recueillis par Élisabeth Lévy, à l’occasion de notre centième numéro


Elisabeth Lévy. Vous faites partie de l’aventure Causeur depuis le début, aussi ne pouvions-nous faire ce bilan d’étape sans vous.

Alain Finkielkraut. Que Causeur puisse fêter son centième numéro sous l’empire médiatique du politiquement correct est un exploit digne d’admiration. Malgré certaines divergences, je suis heureux d’avoir participé à cette aventure, mais ce n’est pas d’abord un choix philosophique ni même politique. C’est un choix dicté par l’amitié. C’est par vous et pour vous, Élisabeth, que j’ai écrit dans Causeur au risque d’alourdir un dossier judiciaire déjà fourni. Nous nous sommes beaucoup disputés, nous continuerons à le faire, mais je ne regrette pas cette décision. Vous vous êtes, depuis longtemps, attachée à rétablir dans le monde journalistique le pluralisme et le souci de la vérité.

Causeur est apparu dans un monde verrouillé, et treize ans plus tard, nous avons l’impression qu’il l’est beaucoup moins. Nous sommes aujourd’hui beaucoup moins seuls.

Vous avez raison, mais comme le remarque Mathieu Bock-Côté, jamais on n’a fait un usage aussi extravagant du concept d’extrême droite. Dans les années 1980, nous vivions sous le règne de l’évidence. L’immigration apparaissait comme une chance pour la France, et il fallait être frileux, replié sur un Hexagone rabougri pour s’inquiéter du nombre grandissant de nouveaux arrivants. Le slogan et le badge « Touche pas à mon pote » faisaient de vous une « bonne personne ». Il a bien fallu voir ce qu’on voit : la ruée vers l’Europe de l’Afrique, du Maghreb et du Moyen-Orient est le problème majeur de notre société.

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Ce grand déplacement transforme le Vieux Continent, et marginalise les peuples historiques : l’exil, comme l’a écrit Edgar Quinet, n’est pas de quitter son pays mais d’y vivre sans rien reconnaître de ce qui le faisait aimer. Sur ce point, le Macron de 2017 avait absolument raison, nous entrons dans un nouveau monde. Et qui n’aime pas ce nouveau monde, qui en a peur est taxé de racisme. L’antiracisme déchaîné remplace l’engagement social et même s’il est combattu, il rend l’atmosphère absolument irrespirable. L’intimidation idéologique est telle que les intrépides qui osent dénoncer l’islamisme conquérant montrent aussitôt patte blanche en cherchant l’équivalent dans le camp d’en face. Cette « tenaille identitaire », c’est le printemps confortable des francs-tireurs républicains.

Elisabeth Lévy avec François Sureau et Alain Finkielkraut © Hannah Assouline

Un grand événement aurait pu se produire à la faveur de la nouvelle échéance électorale. Comme le dit courageusement Marcel Gauchet dans Causeur : « Le phénomène Zemmour a eu un effet positif de mise à l’agenda. » L’écho rencontré par son discours a levé une série d’interdits et imposé des thèmes qui seront désormais incontournables. Autrement dit, les citoyens n’étaient pas seulement invités à se demander comment lutter contre le dérèglement climatique ou améliorer le pouvoir d’achat (problèmes dont je me garderais de nier l’importance), ils devaient décider dans quelle France ils voulaient vivre, si la France pouvait encore persévérer dans son être et ce qu’il en était de notre droit à la continuité historique. Je ne suis pas tout à fait sûr que le candidat Éric Zemmour soit à la hauteur de la mission qu’il s’assigne, et j’aurais mieux aimé le voir s’inscrire dans la filiation de Péguy que dans celle de Maurras. Son « politique d’abord » l’a conduit longtemps à faire les yeux doux à Poutine et son antiaméricanisme obsessionnel le met en porte-à-faux sur les inquiétudes créées par la guerre en Ukraine. Mais d’un autre côté, cette guerre atroce et les menaces qui l’accompagnent marginalisent ce qui aurait dû être le thème principal de l’élection. Comme le dit le titre d’un des volumes du journal de Renaud Camus : nous sommes « juste avant après ».

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Je reviens sur nos divergences. La première concernait la Yougoslavie, avant la naissance de Causeur. Ensuite, vous m’avez surtout reproché le pluralisme : « Vous êtes trop tolérante », m’avez-vous dit un jour !

C’était une boutade, mais je trouve assez drôle que vous donniez la parole à Rokhaya Diallo, à Aurélien Taché… Mais s’ils veulent bien la prendre, pourquoi pas, ils égayent de leur délire pontifiant la lecture de Causeur. Si divergence il y a, Élisabeth, elle porte à mes yeux moins sur le contenu que sur le ton. Je suis gêné parce qu’il m’apparaît souvent comme un parti pris systématique de dérision, voire de ricanement. Vous condamnez parfois trop facilement, à mes yeux, les moments d’émotion unanime avec un côté « on ne va pas se laisser avoir ». Je crois que c’est être grégaire encore que de prendre à chaque fois le contre-pied des positions grégaires. L’anticonformisme est une variante du conformisme. Certes, vous avez raison, les larmes ne sont jamais une preuve de la justesse de la pensée, mais je suis très attaché à cette réflexion de Hannah Arendt, que j’aimerais voir figurer en exergue à votre revue : « L’absence d’émotion n’est pas à l’origine de la rationalité et ne peut la renforcer. Face à une tragédie insupportable, le détachement et la sérénité peuvent vraiment paraître terrifiants. Pour réagir de façon raisonnable, il faut en premier lieu avoir été touché par l’émotion et ce qui s’oppose à l’émotionnel ce n’est en aucune façon le rationnel, quel que soit le sens du terme, mais bien l’insensibilité qui est fréquemment un phénomène pathologique, ou encore la sentimentalité qui représente une perversion du sentiment. »

Je vous rassure, j’ai un cœur moi aussi ! Ce que je n’aime pas, ce n’est pas l’émotion mais l’exhibition de l’émotion. Par ailleurs, s’il y a bien une chose que j’ai apprise avec vous, c’est que l’humour est une façon de penser. Donc quand vous dites « ricanement », je trouve cela un peu injuste. Que voulez-vous faire à propos de Sandrine Rousseau et de son non-partage des tâches domestiques, sinon en rire ?

Là-dessus, nous sommes entièrement d’accord. Je pensais plutôt à l’Ukraine. Pour le reste, rien ne serait plus déplacé que de prendre le wokisme au tragique. Le wokisme ne mérite que le rire et du rire doit naître une réflexion profonde. Nous vivons une époque qui se croit à ce point intelligente, à ce point parfaite, qu’elle peut convoquer toutes les autres au tribunal de son savoir et de son ouverture d’esprit. Voyez, par exemple, le rapport Sauvé. Je n’ai évidemment aucune indulgence pour les cas de pédophilie qui se produisent dans l’Église ou dans d’autres institutions, mais ce rapport, outre ses projections contestables, nous invite à relire l’Évangile pour voir ce qui favorise, dans ce texte, l’ordre patriarcal et les désordres que cet ordre engendre. Le passé, aux yeux de la nouvelle classe cultivée, n’est qu’une longue suite de stéréotypes et les bien-pensants devraient, toutes affaires cessantes, lire L’Enracinement, le livre de Simone Weil publié par Camus après-guerre. « Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu’à l’avenir. C’est une illusion dangereuse de croire qu’il y ait même là une possibilité. L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien, c’est nous qui, pour le construire, devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner, il faut posséder et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé. »

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Emmanuel Macron a placé sa conférence de candidature sous le signe de l’indépendance de la France. Le terme était bien choisi, mais j’aurais aimé qu’un candidat lui réponde en ajoutant au mot d’indépendance celui de transmission, car tout se joue là. Si nous ne réussissons pas à refonder l’École, la France cessera d’être la France, immigration ou pas, et à tous ceux qui se gargarisent encore de l’opposition entre progressistes et conservateurs, je voudrais lire cette phrase d’Hannah Arendt : « C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice : elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux. »

Vous sortez de trois mois de maladie qui, je le constate avec joie, ne vous ont pas fait perdre votre intérêt ni votre souci pour le monde, ni votre acuité intellectuelle. Est-ce que cela vous a changé ?

Je ne saurais pas encore répondre à cette question, mais sans vouloir faire pleurer dans les chaumières, je dois dire que je sors de l’enfer. Une maladie nosocomiale m’a valu deux opérations délicates, et ma longue convalescence consiste à réapprendre, avec un déambulateur, les gestes élémentaires de la vie quotidienne. Ce que je sais, c’est que la maladie n’apprend rien de neuf, elle révèle la force insurpassable de certains lieux communs, et notamment l’importance capitale de l’amour et de l’amitié.

Une feuille de route pour les 100 prochains numéros de Causeur ?

Je me garderais d’avoir l’impression de remplacer la patronne, mais je crois que, même en eaux tant troublées, il ne faut rien céder sur la culture et j’apprécie beaucoup, pour ma part, la partie culturelle de Causeur. Pour le reste, il ne faut rien lâcher et donc s’interroger inlassablement sur la mutation que connaît l’Europe contemporaine. Des paysages au « vivre-ensemble », il s’agit de sauver les meubles et je crois que Causeur peut y contribuer.

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Avril 2022 - Causeur #100

Article extrait du Magazine Causeur




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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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