Alain Finkielkraut analyse la pensée simpliste d’ados plus enclins à suivre Greta Thunberg que leurs cours… Puis, il évoque le « bovarysme » de Lionel Duroy dans Télérama, lequel vilipende la sexualité masculine et croit voir dans le drame des migrants en Mer Méditerranée la nouvelle Shoah.
La génération des gardes verts
Avec Greta Thunberg et la grève hebdomadaire des cours pour sauver la planète, la jeunesse s’est emparée de la cause écologique. Or, « leur expérience du monde étant pauvre, les jeunes n’aiment pas l’ambiguïté », comme l’écrit Primo Levi dans Les Naufragés et les Rescapés. Ce qui les attire dans l’écologie, c’est la simplicité apparente de ce combat. En se mobilisant pour le climat, ils font d’une pierre deux coups : ils défendent en même temps la vérité et la justice, ils obéissent à la voix de la science et à celle de la conscience. Et je ne connais pas de spectacle plus affligeant que celui des adultes se battant la coulpe devant la nouvelle génération des gardes verts.
L’engagement de beaucoup d’intellectuels était naguère motivé par la honte d’être bourgeois. Ils expiaient leurs privilèges en se mettant au service des prolétaires. Voici venu le temps de la honte d’être blanc et de la honte d’être homme.
Adieu la politique, adieu les casse-tête et les cas de conscience, adieu la question de savoir si face aux émissions de CO2, le nucléaire fait partie du problème ou de la solution, adieu les arbitrages entre des injonctions ou des besoins contradictoires – on oublie que le devoir a des carrefours ou, comme le dit encore Victor Hugo, que « la responsabilité peut être un labyrinthe ». Tout est clair. Le monde est réduit à l’affrontement de deux forces : le Mal destructeur de la vie et le Bien qui a la force de l’incontestable. Gouvernée par l’évidence, la sainte colère des enfants peut se donner libre cours. Mais, pour reprendre une formule de Denis Kambouchner, la première finalité de l’école est de « donner des mots ». Alors, si les adultes assumaient leurs responsabilités pour le monde, ils se consacreraient tous les jours de la semaine, même le vendredi, à cette tâche prioritaire au lieu de s’incliner devant cette formulation barbare : « Nous ferons nos devoirs quand vous ferez les vôtres. » Ils feraient lire, par exemple, et même apprendre par cœur cette description de Chateaubriand : « Le printemps, en Bretagne, est plus doux qu’aux environs de Paris et fleurit trois semaines plus tôt. Les cinq oiseaux qui l’annoncent, l’hirondelle, le loriot, le coucou, la caille et le rossignol, arrivent avec de tièdes brises qui les hébergent dans les golfes de la péninsule armoricaine. La terre se couvre de marguerites, de pensées, de jonquilles, de narcisses, de hyacinthes, de renoncules, d’anémones, comme les espaces abandonnés qui environnent Saint-Jean-de-Latran et Sainte-Croix de Jérusalem, à Rome. Des clairières se panachent d’élégantes et hautes fougères ; des champs de genêts et d’ajoncs resplendissent de fleurs, qu’on prendrait pour des papillons d’or posés sur des arbustes verts et bleuâtres. Les haies, au long desquelles abondent la fraise, la framboise et la violette, sont décorées d’églantiers, d’aubépine blanche et rose, de boules de neige, de chèvrefeuille, de convolvulus, de buis, de lierre à haies écarlates, de ronces dont les rejets brunis et courbés portent des feuilles et des fruits magnifiques. Tout fourmille d’abeilles et d’oiseaux : les essaims et les nids arrêtent les enfants à chaque pas. Le myrte et le laurier croissent en pleine terre ; la figue mûrit comme en Provence. Chaque pommier, avec ses roses carminées, ressemble à un gros bouquet de fiancées de village. »
Tous ces mots précis et magnifiques ouvrent les yeux sur les êtres qui nous entourent, qui font la beauté du monde et qui sont menacés de disparition. Les transmettre aux enfants, c’est leur donner les moyens de résister à la novlangue des « écosystèmes » ou de la « biodiversité », qui endort leur sensibilité alors même qu’elle prétend les rendre sensibles à l’urgence. Ainsi, l’écologie pourrait être autre chose que ce qu’elle est aujourd’hui : un prêchi-prêcha insupportable de suffisance et un instrument au service de la dévastation de la Terre.
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Adossés aux chiffres que leur fournit la science, les écologistes militent pour les éoliennes en guise d’alternative aux énergies polluantes. Or, les éoliennes, c’est l’horreur, comme le montre mieux que personne Renaud Camus : « France 2 diffusait hier soir un reportage absolument affolant sur les éoliennes, écrit-il dans son Journal. On y apprenait que les plans du gouvernement étaient de multiplier par quatre les implantations tandis qu’on pouvait y contempler plusieurs des énormes fermes déjà existantes qui sont littéralement cauchemardesques comme des forêts de béton pour des hommes pucerons. Dans la Somme, une femme déclarait, et les images confirmaient ses dires, qu’il fallait à présent se rendre à Amiens ou Abbeville, au cœur des villes, si l’on voulait échapper au spectacle et au bruit de ces mastodontes qui renvoient au statut de catastrophe dérisoire par comparaison les affreux pylônes des chaînes à haute tension. Bien entendu, les agenceurs de cette épouvante prétendent, et sans doute sont-ils quelques-uns à le croire, qu’ils ne dressent ces barreaux de prison que pour le bien de l’humanité et pour sauver la planète, mais à quoi bon sauver la planète si c’est pour en faire une geôle sinistre, si le remède est pire que le mal ? »
Nietzsche disait : « Nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité. » Je me permets de préciser : nous avons l’art pour ne pas périr d’une vérité qui ne serait que scientifique. Quand les installations ou les performances à message de l’art contemporain prennent le relais de la peinture et quand la culture hip-hop remplace les poètes, nous avons Greta Thunberg, nous avons les éco-délégués pour relayer ses remontrances dans chaque classe – et nous périssons.
Un nouveau chapitre dans l’histoire de la honte
Le politiquement correct vient d’ouvrir un nouveau chapitre de la mauvaise conscience. L’engagement de beaucoup d’intellectuels était naguère motivé par la honte d’être bourgeois. Ils expiaient leurs privilèges en se mettant au service des prolétaires. Voici venu le temps de la honte d’être blanc et de la honte d’être homme. Ceux qui se sentent coupables de leur visage pâle cherchent la rédemption dans le soutien inconditionnel aux Indigènes de la République. Les « cisgenres », quant à eux, ont trouvé en Lionel Duroy leur plus éloquent porte-parole. L’écrivain vient de déclarer à l’hebdomadaire Télérama : « J’ai souvent éprouvé la honte d’être un homme, avec le temps je me suis mis à trembler à l’idée de faire l’amour tant l’agressivité de l’acte sexuel m’est devenue difficilement supportable, s’est installée en moi l’extrême violence de la sexualité masculine en même temps que se confirmait le dégoût que j’avais éprouvé enfant pour la vulgarité des conversations entre hommes à propos de leurs désirs, pour leurs codes affreusement grivois et stupidement conquérants. Avec mes cinq frères retrouvés récemment nous sommes semblables, très pudiques, jamais nous n’avons eu de complicité virile autour du sexe, à l’exception de mon éditeur Bernard Barrault, je m’aperçois que je n’ai pas d’ami homme, j’ai tendance à les fuir, ils semblent avoir toujours quelque chose à prouver, quand j’attends qu’ils me parlent simplement d’eux. »
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Si cette honte érotique venait à se répandre, ce ne serait pas une victoire du féminisme, mais une très mauvaise nouvelle pour les femmes. Elles n’en demandent pas tant. Il y a de la délicatesse dans l’étreinte, mais il y a aussi de la violence. Et, pour ma part, loin d’éprouver de la honte à être homme et hétérosexuel, je rends grâce de la possibilité qui m’est donnée d’admirer chez la femme une différence, une altérité qui se dérobe jusque dans la fusion des corps.
Mais Lionel Duroy n’en reste pas à cette contrition ridicule. Abordant la question préférée de Télérama – les migrants –, il déclare : « Je suis sûr qu’un jour, un nouveau Claude Lanzmann fera un Shoah sur ce qui se passe en Méditerranée et nous aurons honte. » Ce n’était pas assez de judaïser les migrants en tant que réfugiés, en tant que nomades ; Lionel Duroy, décidément très inspiré, fait maintenant de la Méditerranée un nouvel Auschwitz. Peu importe le sauvetage en mer de dizaines de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants. Peu importe que l’Europe soit devenue, depuis quelques décennies, l’une des plus grandes zones d’immigration du monde et que la France, avec 255 000 titres de séjour délivrés en 2018, et 120 000 demandes d’asile, soit l’un des pays européens les plus accueillants – le bovarysme règne. Le bovarysme, c’est, selon la formule de Georges Palante, le pouvoir qu’a l’homme de se concevoir autre qu’il n’est. Lionel Duroy se prend pour Jan Karski dressé, solitaire, contre le génocide en cours.
Lionel Duroy a vu Shoah, il a entendu les récits insoutenables des exécuteurs et des rescapés. Cela l’a ému aux larmes et, en même temps, cela ne lui a rien fait. Il n’a pas vu ce qu’il a vu. Faut-il en conclure que les témoins ont parlé en vain et que l’art est toujours vaincu par l’idéologie ? Cette hypothèse fait frémir.
« L’Esprit de l’escalier », l’émission culte d’Alain Finkielkraut et d’Elisabeth Lévy, est de retour en exclusivité une fois par mois sur RNR.TV.