Dans le discours sur la Vertu prononcé par Alain Finkielkraut la semaine passée, la grand-tante du narrateur de la Recherche de Proust – décrite comme agaçante dans le roman – a été convoquée. De nos jours, Tante Céline et un ordre moral tout à fait inédit ont gagné. L’académicien fait de Tante Céline une « icône de l’égalitarisme compassionnel qui règne partout. »
Après l’oncle Sam, il y aura désormais tante Céline. Il y a quelques jours, sous la Coupole, Alain Finkielkraut a devancé l’appel du traditionnel « Discours sur la vertu » en prononçant, sans épée autre que l’ironie, son discours qu’il a intitulé : « Le nouvel ordre moral ou le triomphe de Tante Céline ». Tante Céline ? Les lettrés, familiers de La Recherche du Temps perdu, la connaissent : c’est la grand-tante du narrateur, cette dame fanée, péremptoire et sotte, qui s’insurge, dans une histoire qu’on lui raconte, contre un code de politesse qu’elle ne comprend pas et qu’elle rejette au nom d’un « instinct démocratique ». Cette Tante Céline, Alain Finkielkraut en fait l’icône de l’égalitarisme compassionnel qui règne partout. Elle est même « le cœur battant de notre modernité » Personne ne s’est trompé sur l’identité de Tante Céline. Qu’il soit permis ici de traduire en termes cash ce que l’Académicien a exprimé avec la bienséance et le raffinement littéraire requis par les lieux et les circonstances.
L’Académicien a fustigé « le nouvel ordre moral » qui règne partout et n’épargne rien. Qui a sa religion, ses prêtres et ses vestales, sa censure qui ne connaît aucun nihil obstat au catéchisme de ses zélotes. Religion de la sortie du christianisme qui a congédié les vertus cardinales et théologales pour les remplacer par la « reconnaissance exclusive de l’être humain par l’être humain. » « Son drapeau, c’est celui de l’humanité », ses ennemis : l’appartenance, les frontières, la hiérarchie, le goût, la culture, les chefs-d‘œuvre. Ainsi les musées sont-ils devenus « des lieux de démocratisation inclusif ». N’est-ce pas dans cet esprit des droits humains que le juriste Gregor Puppinck, dans son livre Les droits de l’homme dénaturé, écrit que les instances juridiques internationales veulent imposer aux Etats un « cosmopolitisme abstrait qui remplace les démocraties charnelles ? »
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Le propos de Finkielkraut fut à fleuret moucheté et au second degré. Le détour se fit par la littérature. Alain Finkielkraut part d’une histoire de protocole hiérarchique, racontée par Swann, citant Saint-Simon, et qui suscite l’indignation de tante Céline. Histoire qui trouve un écho dans un vers de Corneille tiré de la Mort de Pompée, quand la veuve de Pompée a ce cri du cœur devant la grandeur d’âme de César : « O Ciel ! Que de vertus vous me faites haïr ! » Tout le monde aura suivi ces assauts raffinés de la langue et compris le « message »! Et l’Académicien de rappeler alors le procès célèbre, fait par Pinard, des Fleurs du mal et de Madame Bovary, afin d’expliquer la bêtise très moderne de Tante Céline dont on aurait seulement dit, il y a peu, qu’elle était bouchée à l’émeri. Ignorante du sens des mots, imperméable au détour de l’art qui fait aimer ce qui nous est devenu étranger, elle ne lit que « le message », en l’occurrence, un manquement à la vertu d’humanité. En faisant de Céline, l’aïeule de nos Célines, Finkielkraut débusque dans la sensibilité de Céline, face au raffinement de Swann, une bêtise criminelle. Quoi de plus criminel, en effet, de nos jours, que cet « élan compassionnel » démocratique, qui confond morale et art et conduit, in fine, à la judiciarisation, au tribunal, à la condamnation ? Le rappel des Fleurs du Mal n’est pas anecdotique. Le tribunal médiatique le prouve chaque jour et l’a prouvé récemment.
Ne nous y trompons pas. Ce détour codé a un accent engagé. Tante Céline, c’est l’esprit du temps épais et dangereux, inculte et terroriste qui, « humoristes en tête » (notez ce point), impose la religion du semblable et dénie à l’art d’exprimer autre chose qu’un catéchisme humanitaire. Le bon, le bien, c’est tout ce qui « contribue à la dignité humaine, à la justice sociale, à l’égalité mondiale, et au bien-être planétaire ». C’est la police des mœurs qui expurge les œuvres, dénie la différence entre culture et inculture, fait violence à la langue. C’est à l’aune de cet égalitarisme que la roue des activités humaines est jugée dont est exclue toute hiérarchie.
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Tante Céline, qui n’emploie pas le mot vertu parce que le dualisme entre corps et âme serait discriminatoire. Tante Céline, ou « l’ordre moral rageur, sans passé ni nostalgie. » Tante Céline, « la révolution permanente de la sociabilité ». Tante Céline, nouvelle mère Denis, qui nettoie et lave plus blanc. Tante Céline, mère Ubu d’un monde monstrueux. Qui accuse la société de faire le lit de l’intolérance en ayant creusé les inégalités. Et qui traque l’inégalité jusque dans les alcôves. Tante Céline, criminelle par essence car nous le voulons bien. Car nous le valons bien. Comme l’écrivait, en effet, Polybe, cité, in fine, par Finkielkraut, « aucune civilisation ne cède à une agression extérieure si elle n’a pas d’abord développé un mal qui la rongeait de l’intérieur ». Mal d’autant plus redoutable qu’il se présente comme « l’accomplissement du bien ». Tante Céline ou la « dévastation philanthropique ».
Tous à la même hauteur, voilà le vrai bonheur, disait une chanson tirée de la Carmagnole. Les sans culottes voulaient que l’on nivelât les clochers qui, par leur verticalité, insultaient à l’égalité. « O ciel ! Que vous nous faites haïr l’égalité quand son empire est sans limite, qu’elle n’a plus de dehors, de contrepoids ou de butoir ! » s’exclame à la fin de son discours, l’Académicien. Ce cri du cœur sonne l’alarme : pas encore le tocsin.
Prenons garde, toutefois, à ne pas être les Useful idiots des Carolines. Car Tante Céline est maline : la provocation, c’est son truc. La provocation banalise, instrumentalise les esprits en créant « du compassionnel » sous forme de l’indignation. En attendant, avec ce discours sur la vertu, la vieille dame du quai Conti aura été rassurée, si besoin était, par la tempérance ardente de son enfant terrible. Fasse le ciel quelle soit— si le mot n’est pas trop gaulois pour nos modernes Célines— ragaillardie par cet appel à la vertu de résistance au progressisme.
>>> Le discours d’Alain Finkielkraut dont il est question dans cet article est consultable ici <<<
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