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Tante Céline sous la coupole

De virtute


Tante Céline sous la coupole
Le philosophe et académicien Alain Finkielkraut en février 2019 © Jacques Brinon/AP/SIPA Numéro de reportage: AP22304526_000001

Dans le discours sur la Vertu prononcé par Alain Finkielkraut la semaine passée, la grand-tante du narrateur de la Recherche de Proust – décrite comme agaçante dans le roman – a été convoquée. De nos jours, Tante Céline et un ordre moral tout à fait inédit ont gagné. L’académicien fait de Tante Céline une « icône de l’égalitarisme compassionnel qui règne partout. »


Après loncle Sam, il y aura désormais tante Céline. Il y a quelques jours, sous la Coupole, Alain Finkielkraut a devancé lappel du traditionnel « Discours sur la vertu » en prononçant, sans épée autre que lironie, son discours quil a intitulé : « Le nouvel ordre moral ou le triomphe de Tante Céline ». Tante Céline ? Les lettrés, familiers de La Recherche du Temps perdu, la connaissent : cest la grand-tante du narrateur, cette dame fanée, péremptoire et sotte, qui sinsurge, dans une histoire quon lui raconte, contre un code de politesse quelle ne comprend pas et quelle rejette au nom dun « instinct démocratique ». Cette Tante Céline, Alain Finkielkraut en fait licône de l’égalitarisme compassionnel qui règne partout. Elle est même « le cœur battant de notre modernité » Personne ne sest trompé sur lidentité de Tante Céline. Quil soit permis ici de traduire en termes cash ce que lAcadémicien a exprimé avec la bienséance et le raffinement littéraire requis par les lieux et les circonstances.

LAcadémicien a fustigé « le nouvel ordre moral » qui règne partout et n’épargne rien. Qui a sa religion, ses prêtres et ses vestales, sa censure qui ne connaît aucun nihil obstat au catéchisme de ses zélotes. Religion de la sortie du christianisme qui a congédié les vertus cardinales et théologales pour les remplacer par la « reconnaissance exclusive de l’être humain par l’être humain. » « Son drapeau, cest celui de lhumanité », ses ennemis : lappartenance, les frontières, la hiérarchie, le goût, la culture, les chefs-dœuvre. Ainsi les musées sont-ils devenus « des lieux de démocratisation inclusif ». Nest-ce pas dans cet esprit des droits humains que le juriste Gregor Puppinck, dans son livre Les droits de lhomme dénaturé, écrit que les instances juridiques internationales veulent imposer aux Etats un « cosmopolitisme abstrait qui remplace les démocraties charnelles ? »

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Le propos de Finkielkraut fut à fleuret moucheté et au second degré. Le détour se fit par la littérature. Alain Finkielkraut part dune histoire de protocole hiérarchique, racontée par Swann, citant Saint-Simon, et qui suscite lindignation de tante Céline. Histoire qui trouve un écho dans un vers de Corneille tiré de la Mort de Pompée, quand la veuve de Pompée a ce cri du cœur devant la grandeur d’âme de César : « O Ciel ! Que de vertus vous me faites haïr ! » Tout le monde aura suivi ces assauts raffinés de la langue et compris le « message »! Et lAcadémicien de rappeler alors le procès célèbre, fait par Pinard, des Fleurs du mal et de Madame Bovary, afin dexpliquer la bêtise très moderne de Tante Céline dont on aurait seulement dit, il y a peu, quelle était bouchée à l’émeri. Ignorante du sens des mots, imperméable au détour de lart qui fait aimer ce qui nous est devenu étranger, elle ne lit que « le message », en loccurrence, un manquement à la vertu dhumanité. En faisant de Céline, laïeule de nos Célines, Finkielkraut débusque dans la sensibilité de Céline, face au raffinement de Swann, une bêtise criminelle. Quoi de plus criminel, en effet, de nos jours, que cet « élan compassionnel » démocratique, qui confond morale et art et conduit, in fine, à la judiciarisation, au tribunal, à la condamnation ? Le rappel des Fleurs du Mal nest pas anecdotique. Le tribunal médiatique le prouve chaque jour et la prouvé récemment.

Ne nous y trompons pas. Ce détour codé a un accent engagé. Tante Céline, cest lesprit du temps épais et dangereux, inculte et terroriste qui, « humoristes en tête » (notez ce point), impose la religion du semblable et dénie à lart dexprimer autre chose quun catéchisme humanitaire. Le bon, le bien, cest tout ce qui « contribue à la dignité humaine, à la justice sociale, à l’égalité mondiale, et au bien-être planétaire ». Cest la police des mœurs qui expurge les œuvres, dénie la différence entre culture et inculture, fait violence à la langue. Cest à laune de cet égalitarisme que la roue des activités humaines est jugée dont est exclue toute hiérarchie.

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Tante Céline, qui nemploie pas le mot vertu parce que le dualisme entre corps et âme serait discriminatoire. Tante Céline, ou « lordre moral rageur, sans passé ni nostalgie. » Tante Céline, « la révolution permanente de la sociabilité ». Tante Céline, nouvelle mère Denis, qui nettoie et lave plus blanc. Tante Céline, mère Ubu dun monde monstrueux. Qui accuse la société de faire le lit de lintolérance en ayant creusé les inégalités. Et qui traque linégalité jusque dans les alcôves. Tante Céline, criminelle par essence car nous le voulons bien. Car nous le valons bien. Comme l’écrivait, en effet, Polybe, cité, in fine, par Finkielkraut, « aucune civilisation ne cède à une agression extérieure si elle na pas d’abord développé un mal qui la rongeait de lintérieur ». Mal dautant plus redoutable quil se présente comme « laccomplissement du bien ». Tante Céline ou la « dévastation philanthropique ».

Tous à la même hauteur, voilà le vrai bonheur, disait une chanson tirée de la Carmagnole. Les sans culottes voulaient que lon nivelât les clochers qui, par leur verticalité, insultaient à l’égalité. « O ciel ! Que vous nous faites haïr l’égalité quand son empire est sans limite, quelle na plus de dehors, de contrepoids ou de butoir ! » sexclame à la fin de son discours, lAcadémicien. Ce cri du cœur sonne lalarme : pas encore le tocsin.

Prenons garde, toutefois, à ne pas être les Useful idiots des Carolines. Car Tante Céline est maline : la provocation, cest son truc. La provocation banalise, instrumentalise les esprits en créant « du compassionnel » sous forme de lindignation. En attendant, avec ce discours sur la vertu, la vieille dame du quai Conti aura été rassurée, si besoin était, par la tempérance ardente de son enfant terrible. Fasse le ciel quelle soitsi le mot nest pas trop gaulois pour nos modernes Célinesragaillardie par cet appel à la vertu de résistance au progressisme.

>>> Le discours d’Alain Finkielkraut dont il est question dans cet article est consultable ici <<<

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Marie-Hélène Verdier est agrégée de Lettres classiques et a enseigné au lycée Louis-le-Grand, à Paris. Poète, écrivain et chroniqueuse, elle est l'auteur de l'essai "La guerre au français" publié au Cerf.

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