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Alain Finkielkraut: « Suis-je devenu légitimiste? »

L'esprit de l'escalier


Alain Finkielkraut: « Suis-je devenu légitimiste? »
© Thomas Padilla-POOL/SIPA

L’esprit de l’escalier


La France du soupçon

Un grand nombre d’intellectuels et d’éditorialistes de droite, de gauche ou d’extrême gauche ont perçu le long confinement dont nous venons de sortir comme une confiscation des libertés. À la faveur de cette épidémie, ont-ils dit, le pouvoir a cédé à ses penchants despotiques ou disciplinaires et il a testé la docilité des citoyens. Je m’inscris, une nouvelle fois, en faux contre cette interprétation. Nous, les confinés, ne nous sommes pas montrés moutonniers, nous n’avons pas obéi à une contrainte, nous avons fait acte de responsabilité. Nous avons pris sur nous pour nous protéger, pour protéger les autres, pour participer à un effort collectif de lutte contre la pandémie. Nous savions bien que les libertés de mouvement, de réunion et de manifestation n’étaient suspendues qu’à titre provisoire. Elles allaient rouvrir, comme les cafés et les restaurants. Face à l’événement, nous n’étions pas des enfants malléables à souhait, mais des adultes conscients qui appliquions avec les gestes barrières, et ce qu’on appelle désormais la « distanciation sociale », le premier principe de toute morale digne de ce nom : ne pas nuire. Et puis, à la différence de ce qu’il se passe dans les États autoritaires qui criminalisent les voix dissidentes comme le fait la Chine, en ce moment même à Hong Kong, la liberté d’expression n’a pas un instant été remise en cause. Elle s’est déployée et même déchaînée sans la moindre retenue. Tout au long de la crise, le gouvernement et le président de la République n’ont pas seulement été critiqués pour leur mauvaise gestion, ils ont été menacés de poursuites, insultés, traînés dans la boue, à la télévision comme sur les réseaux sociaux. Et cette contestation a quelque chose de spécifiquement français.

Il y a en Michel Onfray une violence qui me fait de plus en plus peur…

De tous les peuples européens, le nôtre se montre et de loin le plus défiant à l’égard de ses représentants. 66 % des Français estiment que l’exécutif n’a pas été à la hauteur, 75 % pensent que le gouvernement n’a pas dit la vérité, 79 % qu’il n’a pas pris les bonnes décisions, alors que 61 % des Britanniques se rangent derrière Boris Johnson dont la politique a pourtant été fluctuante. Le 9 mars, il se targuait encore d’être allé dans un hôpital et d’avoir serré la main à tous les malades. En Italie et en Espagne, le sentiment majoritaire, c’est que les gouvernants et les gouvernés sont dans le même bateau. Je m’interroge sur cette singularité française et je pense de plus en plus qu’elle n’est pas circonstancielle. Elle s’inscrit dans une tradition déjà longue de suspicion à l’égard du pouvoir, même sorti des urnes. Alain, le doux Alain, est le grand théoricien de cette suspicion. La démocratie, pour lui, n’est pas un mode de gouvernement, mais un mode de surveillance. Dans l’une de ses Chroniques de guerre, Raymond Aron a pointé l’erreur fondamentale de ce raisonnement : « L’hostilité à l’égard des gouvernants, le refus du citoyen de se placer du point de vue de ceux qui gouvernent et d’examiner, comme ceux-ci sont contraints de le faire, les problèmes à résoudre. » Et Aron marque son opposition en ces termes très forts : « Le vrai citoyen veut choisir ses chefs, non les enchaîner par le soupçon perpétuel. Il veut la grandeur de la nation, en même temps que la sécurité personnelle, il veut des pouvoirs légitimes mais capables d’action. Le citoyen ne s’accomplit pas dans la lutte contre les pouvoirs, mais dans une libre adhésion à la communauté. »

On a décrit la modernité post-totalitaire comme une victoire d’Aron sur Sartre. On s’est trompé. Nous assistons au triomphe d’Alain sur Sartre et Aron. Il n’est qu’à ouvrir le livre de Pierre Rosanvallon, La Contre-Démocratie : la politique à l’âge de la défiance, pour s’en convaincre. Rosanvallon écrit : « Nous sommes passés de la démocratie de confrontation à la démocratie d’imputation, au peuple électeur du contrat social se sont imposés de façon toujours plus active les figures du peuple surveillant, du peuple veto et du peuple juge. » Internet, comme le dit Rosanvallon, est l’incarnation providentielle de cette fonction de vigilance, de surveillance et de dénonciation. Rien n’est plus affligeant que l’inaptitude française, en période de crise, à former une véritable communauté politique.

Michel Onfray. © Philippe Conrad / Photo12 via AFP
Michel Onfray.
© Philippe Conrad / Photo12 via AFP

Suis-je devenu légitimiste ?

Emmanuel Macron s’est présenté comme progressiste, au moment même où l’urgence n’est pas de changer le monde, mais de sauver ce qui peut l’être. Et, en outre, il s’est vanté de résoudre par l’économie le grave problème civilisationnel que connaît la France. Je ne me suis pas converti à cette vision du monde. Je n’ai pas changé. C’est la pandémie qui a changé la donne. L’idéologie macronienne a été, pendant cette crise, abandonnée ou en tout cas mise entre parenthèses. Le gouvernement a voulu faire face en prenant des mesures, comme le chômage partiel pour 12 millions de travailleurs, qui n’étaient pas au programme. Ceux qui m’accusent d’être devenu légitimiste et d’avoir viré de bord refusent de prendre acte de la nouveauté de la situation. Macron incarnant pour eux le mal, il ne peut rien faire de bien même quand il cesse de faire du Macron.

Il y a, certes, des retards, des erreurs, des atermoiements, mais avant tout réquisitoire il faut se poser, avec Raymond Aron, la question : qu’aurais-je fait à leur place ? Comme l’a sans cesse rappelé Édouard Philippe, « nous prenons des décisions à partir d’informations incomplètes et parfois contradictoires ». Les gouvernants ont consulté les scientifiques, comme c’était bien normal, mais ils ne s’en sont pas remis à la science parce que la science elle-même tâtonnait et les renvoyait à leurs responsabilités. Reste, dira-t-on, ce mensonge d’État : la dissimulation de la pénurie de masques. Au lieu de contester leur utilité pour le grand public, le gouvernement aurait dû jouer cartes sur table et dire que tant qu’il n’y en avait pas assez, il fallait les réserver au personnel soignant. Tout le monde aurait compris. Eh bien non, tout le monde n’aurait pas compris, des mouvements de panique auraient éclaté. Dans les services essentiels à la survie même de notre société, certains travailleurs auraient pu faire valoir leur droit de retrait. La délinquance, enfin, aurait visé en priorité les lieux de stockage du matériel médical. Les citoyens ne sont pas toujours bons et le pouvoir pas toujours mauvais. Le pouvoir doit compter avec « le bois tordu de l’humanité ». Ajoutons que sur la question des masques, le consensus ne règne toujours pas et que les autorités sanitaires danoises refusent de le prescrire.

(c) Hannah Assouline
Photo: Hannah Assouline

L’antiélitisme débridé

Les gilets jaunes se sont révoltés, à très juste titre, contre l’élite hors-sol et multiculturelle qui accablait de son mépris la France périphérique. Mais au lieu de se définir comme une communauté d’êtres parlant et discutant, le peuple a surgi sous la forme d’un bloc compact, d’une totalité sans fissure, d’une multitude unie en un seul corps, guidée par une seule volonté, parlant d’une seule voix.

Quand il y a eu, parmi les gilets jaunes, des voix dissonantes, elles ont été immédiatement proscrites. Souvenons-nous de ce qui est arrivé à Ingrid Levavasseur. On rejouait la Révolution française : « Qu’est-ce que le tiers-état ? disait Sieyès. Tout mais un tout entravé et opprimé. Que sera-t-il sans l’ordre privilégié ? Tout, mais un tout libre et florissant. » L’ordre privilégié, aujourd’hui, ce n’est plus la noblesse héréditaire, c’est tout ce qui dépasse. Ce n’est pas seulement l’élite des anywhere, c’est l’élite en tant que telle. Et là intervient le phénomène Raoult. David Pujadas l’interroge pour LCI et lui demande pourquoi il a refusé de faire un essai clinique pour un médicament – l’hydroxychloroquine – certes connu, mais qui n’avait pas pu faire ses preuves face à un virus inédit. C’était pourtant le seul moyen de s’assurer de son efficacité et de son innocuité. Le professeur marseillais refuse de répondre, donc le journaliste insiste : « C’est une question légitime, à travers moi ce sont aux gens que vous vous adressez, et qui demandent pourquoi vous n’avez pas fait cela ? » Raoult, alors, rétorque : « Détrompez-vous, les gens pensent comme moi. Vous voulez faire un sondage d’opinion entre vous et moi ? Vous voulez faire un sondage entre Véran et moi pour voir en qui les gens croient, vous voulez voir où est la crédibilité ? » C’est la première fois dans l’histoire moderne qu’un chercheur de haute volée sollicite l’arbitrage de l’opinion publique pour arbitrer une querelle scientifique. Dans L’Express, Raoult va plus loin encore, il s’en prend aux médias en général : « On vous dispute le monopole de la parole, ce droit de dire dont vous jouissez, on vous le dispute, on vous le vole, on s’en fout de vous, maintenant on dit les choses nous-mêmes. » Qui nous ? « Nous, les réseaux sociaux, nous YouTube. »

Didier Raoult incarne aujourd’hui, et il s’en targue – « nous les réseaux sociaux » –, la revanche de la France d’en bas sur la France d’en haut, du peuple sur la caste, du terrain sur la théorie, des simples gens sur l’establishment. Le peuple décide à travers lui et par lui quel est le bon médicament. L’heure des gourous a sonné au pays des Lumières. Avec Raoult, le populisme politique et le populisme pénal se prolongent en populisme sanitaire. Et c’est très logiquement qu’il a rejoint la revue et le mouvement Front populaire. Léon Blum ne méritait pas ça.

A lire, du même auteur : Le vent mauvais du populisme pénal souffle sur la France

Front populaire

J’envie la fécondité de Michel Onfray et j’admire sincèrement sa prodigieuse énergie. Mais il y a en lui une violence qui me fait de plus en plus peur. Laurent Joffrin l’ayant accusé de tomber dans le ressentiment, il s’est très légitimement insurgé contre la psychologisation ou la psychiatrisation de l’adversaire en disant que c’était un procédé soviétique. Mais il ne s’est pas arrêté là : « Il ne me viendrait pas à l’idée, a écrit Michel Onfray, d’estimer que son combat contre Le Pen viendrait de la grande proximité qu’il eut avec cet homme au moment où son père faisait profession de remplir les caisses du Front national. Il existe sur le net une belle photo de Joffrin torse nu avec Le Pen. » Et il publie cette photo dans son article. Par cette effrayante prétérition, Onfray montre que contre ceux qu’il appelle les « populicides », tout est permis. Ce ne sont pas des interlocuteurs, ce sont des ennemis à abattre. Il est tout à fait légitime de vouloir réunir les souverainistes des deux bords. Mais la souveraineté défendue par le nouveau Front populaire repose sur l’idée non d’une communauté politique française, mais d’une division insurmontable sinon par la guerre, entre la France d’en bas et la France d’en haut. Ses partisans sont des éradicateurs. C’est un danger et c’est un anachronisme. Défiée jusqu’à l’intérieur de ses frontières par des cultures hostiles, la France devrait aujourd’hui plus que jamais se définir et se vivre non seulement comme une communauté politique, mais comme une communauté de destin.

A lire également, Elisabeth Lévy : Onfray, le peuple et nous

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Article extrait du Magazine Causeur




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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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