Accueil Édition Abonné Les cheminots ne se battent pas pour la classe ouvrière, ils défendent leurs avantages

Les cheminots ne se battent pas pour la classe ouvrière, ils défendent leurs avantages


Les cheminots ne se battent pas pour la classe ouvrière, ils défendent leurs avantages
Photo: Hannah Assouline

Dans l’Esprit de l’Escalier, Alain Finkielkraut commente une fois par mois l’actualité face à Elisabeth Lévy. Un rythme qui permet, dit-il, de s’arracher au magma ou flux des humeurs. Retrouvez dans Causeur ses réflexions sur:

– Le désaveu de Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne
– Quand le travail n’est plus aimé (la réforme des retraites)


Jeremy Corbyn et Jean-Luc Mélenchon

Ce que je retiens d’abord des élections législatives en Grande-Bretagne, c’est la déroute historique du Parti travailliste. Jeremy Corbyn a été massivement désavoué par les Anglais, de droite comme de gauche. Ils n’ont pas voulu payer du prix de l’antisémitisme la transformation peut-être inéluctable de leur nation en société multiculturelle. Les accointances de Jeremy Corbyn et de nombre de caciques ou de militants du Labour avec tous ceux qui pensent qu’un bon Israélien est un Israélien mort ont été sanctionnées. On ne peut pas dire, comme Ken Livingstone, l’ancien maire de Londres, qu’Hitler était sioniste et prétendre au pouvoir dans le pays qui a mené une guerre victorieuse contre le nazisme.

Il reste à souhaiter que le peuple français réagira avec la même dignité que le peuple anglais et punira dans les urnes ce Corbyn en pire qu’est devenu Jean-Luc Mélenchon

Et en France ? Commentant le revers électoral de Corbyn, Jean-Luc Mélenchon a écrit que celui-ci, au lieu de riposter, a composé : « Il a dû subir sans secours la grossière accusation d’antisémitisme à travers le grand rabbin d’Angleterre et les divers réseaux d’influence du Likoud (parti d’extrême droite de Netanyahou en Israël). » Et le leader de la France insoumise prévient : lui, il ne se laissera pas faire. Il ne cédera pas. Il ne pliera pas le genou « devant les oukases arrogants des communautaristes du CRIF ». Mélenchon a défilé, en revanche, contre l’islamophobie en France et manifesté ainsi son soutien au seul communautarisme vivant et inquiétant aujourd’hui en France.

Voilà où conduit l’alliance de la fureur anti-israélienne et du comptage des voix. Comme il a été dit dans le manifeste « contre le nouvel antisémitisme » publié en avril 2018 : « La bassesse électorale calcule que le vote musulman est dix fois supérieur au vote juif. » Il reste à souhaiter que le peuple français réagira avec la même dignité que le peuple anglais et punira dans les urnes ce Corbyn en pire qu’est devenu Jean-Luc Mélenchon.

Quand le travail n’est plus aimé

« Que le gouvernement retire son projet de réforme des retraites et nous interromprons la grève des transports », disent, en substance, les porte-parole de la CGT et de Sud-Rail. Michel Rocard, autrement dit, avait mille fois raison : « On ne traite pas, en France, le compromis avec la noblesse qu’il mérite. Il est, en fait, la vraie alternative à la guerre. On blague sur le flou de la distinction entre compromis et compromission alors qu’il y a entre eux une différence éthique majeure. On plaint ou on plaisante le gouvernement qui n’a à son actif que des compromis, et l’ensemble des activistes, des militants de toutes les forces politiques connues, n’aspirent qu’à la victoire. »

Repousser l’âge de départ à la retraite fait l’unanimité syndicale contre lui

Il y a, certes, aussi une noblesse de la lutte de classes. Mais, sauf à se payer de mots, on ne peut pas dire que le bras de fer entre les cheminots et le gouvernement relève de ce type de confrontation. Les cheminots ne se battent pas pour la classe ouvrière, ils défendent leurs avantages. Et comme les cotisations ne suffisent pas à payer les pensions des retraités du rail, c’est la collectivité, donc les autres travailleurs, qui comble le manque.

Comme l’a dit le Premier ministre, il y avait quatre actifs pour financer un retraité en 1950, il y en a 1,7 aujourd’hui. Trois options s’offrent donc à nous pour maintenir à flot le système français de retraite par répartition. La première a été énoncée par Jean-Paul Delevoye quand il était encore au gouvernement : accueillir en Europe dans les décennies à venir 50 millions de travailleurs étrangers. Ainsi, lui et d’autres adversaires résolus de ce qu’ils appellent « la théorie complotiste du Grand Remplacement » militent activement pour le changement de peuple. Si l’on pense avec Christopher Caldwell que l’Europe ne peut rester la même si sa population change, il faut refuser cette solution.

On peut aussi augmenter les cotisations, mais cela ferait baisser le niveau de vie de ceux qui travaillent. Reste la troisième possibilité : repousser l’âge du départ à la retraite. Cette option fait l’unanimité syndicale contre elle, alors même que, d’ici peu, les femmes vivront en moyenne 93 ans et les hommes 90. Cela signifie que, pour une majorité de Français, le travail n’est pas un accomplissement, mais une corvée et même une malédiction. On en vient même à écrire que travailler plus, ou plus longtemps, ne ferait qu’aggraver les crises écologique et climatique en cours. D’où la popularité d’un salaire indépendant de toute activité : le revenu universel. Cette proposition est sans doute encore utopique, mais très révélatrice, comme l’a écrit Pierre Manent, « d’une tendance profonde de notre sentiment social ». À cause peut-être de ce qu’il est devenu dans le monde moderne, le travail n’est plus aimé. Et, en même temps, comme le montrait Hannah Arendt, dès les années soixante du vingtième siècle, dans la société de travailleurs qu’est la nôtre, « il ne reste plus de classes, plus d’aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme. Même les présidents, les rois, les Premiers ministres voient dans leur fonction des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire ».

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Janvier 2020 - Causeur #75

Article extrait du Magazine Causeur




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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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