La dévaluation du regard et du savoir accélère l’enlaidissement du monde. Au nom du relativisme général, plus rien n’est beau et la laideur a droit de cité. Et au nom de la fonctionnalité, on peut dénaturer notre langue et nos paysages.
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Causeur. Avant de parler d’enlaidissement, est-il possible de définir le laid, la laideur ? N’est-ce pas une notion absolument subjective ?
Alain Finkielkraut. Dans son livre L’Écologie ou l’Ivresse de la table rase, Bérénice Levet cite l’association Greenpeace : « Trouver une éolienne moche ou jolie, c’est une histoire de goût personnel et on ne se risquera pas à commenter vos goûts et vos couleurs. Elles attirent le regard car il s’agit de constructions récentes, mais bientôt nous ne les verrons plus, ce n’est qu’une question d’habitude. » Avec ces mots, tout est dit de notre renoncement, de notre capitulation. Le subjectivisme radical est la philosophie de ceux que Renaud Camus appelle « les amis du désastre ». Puisque le beau n’existe pas, la laideur a droit de cité dans le monde. Puisque l’appréciation esthétique est une affaire purement personnelle, les vandales peuvent s’en donner à cœur joie. Ainsi s’efface inexorablement l’opposition millénaire des villes et des campagnes au profit d’une banlieue sans fin. La dévaluation du regard est érigée en victoire sur les préjugés et l’on spécule sur l’habitude pour fermer doucement les yeux de l’humanité récalcitrante. Jeter sur l’enlaidissement du monde le voile de l’accoutumance : voilà l’exaltant programme que se fixe l’écologie officielle.
Parmi les différentes formes d’enlaidissement, celle du paysage est en effet l’une des plus criantes. Pourquoi défigure-t-on nos côtes et nos campagnes, nos plaines et nos montagnes ? Pourquoi laisse-t-on faire ?
Nous vivons à l’ère de la technique. Et la technique, ce ne sont pas seulement des machines et des engins, c’est, comme le dit Heidegger, la manière dont le monde se dévoile à nous. Être, c’est être maniable, manipulable, exploitable. Les beaux paysages, les belles plages, les belles vallées, les belles montagnes sont autant de richesses économiques potentielles. Le tourisme s’en saisit et la dénaturation des sites est la rançon de cette mise en valeur économique. Il faudrait retrouver, pour sauver la beauté, le sens de l’indisponible.
La technique n’a pas toujours été un obstacle à l’esthétique. Voyez les horloges anciennes, les instruments de mesure ou de recherche tels les astrolabes… ce sont des outils scientifiques beaux à regarder.
La technique n’a pas toujours été arraisonnement, un commanditement du monde. Elle l’est devenue. Ce mode d’être de la technique, c’est le lot des modernes que nous sommes. Les exemples que vous citez relèvent de l’artisanat. Nous sommes entrés dans un tout autre monde.
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L’enlaidissement est-il en phase avec la déculturation grandissante de notre société ?
Les écrivains, les poètes, les philosophes ou les romanciers nous apprennent à voir. Quand ils s’éclipsent, quand ils ne sont plus enseignés, quand l’enseignement devient l’enseignement de l’ignorance, le regard s’éteint et il n’y a plus d’obstacle aux avancées de la laideur.
Peut-on aussi parler d’enlaidissement de la langue ?
À l’âge de la technique, la langue n’est plus la maison de l’être, c’est un moyen de communication. Elle n’a plus d’existence que fonctionnelle. On cesse de la servir, on s’en sert. Résultat : rabougrissement du vocabulaire, effondrement de la syntaxe, invasion du globish ratifié par les dictionnaires. Il faudrait de toute urgence, à côté de l’écologie de la terre, une écologie de la langue.
Imposer la laideur, est-ce l’apanage des néo-démocraties ?
« Le monde est plein de vertus chrétiennes devenues folles », disait Chesterton. Il faudrait maintenant compléter cette formule, car les vertus chrétiennes ont fait leur temps, c’est au tour des grandes idées démocratiques de devenir folles. La liberté d’expression illimitée qui règne sur les réseaux sociaux se traduit par un déferlement de hargne et de haine. Sous les pavés la plage, disait-on en 1968 et dans les années qui ont suivi. On comptait sur la levée des inhibitions, des tabous et des conventions pour réconcilier les hommes entre eux. Il faut en rabattre, l’idylle n’est pas au rendez-vous : sous les pavés la rage. La fraternité est devenue un principe constitutionnel interdisant au législateur de sanctionner, dès lors qu’elle est désintéressée, l’aide à la circulation des étrangers en situation irrégulière. Enfin, c’est au nom de l’égalité que s’impose comme philosophie dominante, jusque dans l’école, le relativisme culturel. Tout est égal parce que nous sommes tous égaux. Ainsi ne sait-on plus penser l’admiration comme un accès à la grandeur.
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Vous dites « philosophie dominante », ne peut-on pas dire philosophie dictatoriale ?
Pas tout à fait puisque nous sommes encore là. Il existe des pôles de résistance. L’insoumission reste possible. Nous ne vivons pas sous un régime totalitaire.
Peut-on faire un lien avec l’hyper-individualisme de notre époque (le fameux « Venez comme vous êtes » de McDo) ?Il y a un lien, en effet, entre l’amour des formes belles et le souci de l’élégance. Mais aujourd’hui, à Venise ou à Vienne, à Florence ou à Paris, on vient comme on est, en short ou en pantacourt. La magnificence des lieux ne fait plus rougir les avachis. Même quand elle garde son attrait, la beauté a perdu sa force communicative. Sur les pavés, la plage.
N’est-ce pas le révélateur d’un changement de civilisation ? Depuis plusieurs millénaires, notre civilisation gréco-romaine a établi puis entretenu les canons de la beauté (les proportions), qui volent aujourd’hui en éclats, qui ne sont plus la norme.
La technique la plus sophistiquée allant de pair aujourd’hui avec l’ensauvagement des mœurs, je parlerais davantage de décivilisation que de changement de civilisation. L’oreille collée à son téléphone portable ou les yeux rivés sur celui-ci, on ne voit plus l’autre, on ne voit plus rien. Le regard s’efface et avec lui l’amor mundi. Si j’étais président de la République, j’interdirais l’usage des portables dans la rue ou dans les transports. Et si j’étais Pap Ndiaye, je mettrais l’éducation du regard au cœur de l’École. J’aurais contre moi les intellectuels qui ne s’en laissent pas conter, qui font les malins et qui disent avec Gérard Genette que « le sujet esthétique juge l’objet beau parce qu’il l’aime et croit l’aimer parce qu’il est beau [1] », mais j’aurais avec moi toutes les œuvres d’art qui, comme l’écrit Benjamin Olivennes, « offrent à la fois un plaisir des sens et un plaisir de la pensée. La beauté comme connaissance, voilà notre héritage [2]. »
[1] L’Œuvre de l’art, Seuil, 1991.
[2] L’autre art contemporain : vrais artistes et fausses valeurs, Grasset, 2021.