Dans A la première personne, Alain Finkielkraut prolonge le mouvement intellectuel qui l’anime depuis toujours. Sans jamais céder à l’imprécation, l’académicien y explore notamment les ressorts de la diabolisation d’Israël.
Alain Finkielkraut a tort de s’inquiéter, son dernier livre ne traduit pas une inflexion égotiste de son œuvre, il prolonge le mouvement qui l’anime depuis l’origine, cet aller-vers-le-monde, cette rencontre avec « le vrai du réel », à mains nues et à voix haute, libre et grave. J’ai toujours eu une admiration inquiète pour le tranquille courage avec lequel il se porte vers la brèche, sans provocation, mais parfois sans prudence – sans du moins ce qu’une tradition qui m’est chère appelle la prudence –, pour le naturel avec lequel il s’expose. Je lui en ai parfois voulu de s’offrir aux coups d’adversaires, ou plutôt d’ennemis, qui ne s’adressaient à lui que pour l’humilier, et auxquels il répondait comme s’ils cherchaient encore avec lui le vrai et le juste. De fait, par des voies et pour des raisons qui m’échappent, mais qui n’annoncent rien de bon pour notre pays, il est devenu pour une partie non négligeable de l’opinion qui fait l’opinion, non pas celui que l’on aime détester, mais celui que l’on déteste vraiment, profondément, méchamment. Il a reçu cet étrange couronnement, il est l’objet d’une élection de haine.
La voix de la France
Dans l’affaissement, l’affadissement, parfois le renoncement de presque toutes les forces spirituelles de la France, il a plus constamment, plus énergiquement et plus efficacement que quiconque contribué à maintenir cette électricité intellectuelle qui faisait naguère encore notre fierté. Combien d’auteurs, de chercheurs, de tous âges, de toutes orientations, lui doivent, et à lui seul, d’avoir pu parler de leur travail, librement et longuement, dans cette émission de France Culture qui est écoutée avec ferveur aux quatre coins du monde ! À un ami américain, qui enseigne la philosophie politique dans les Rocheuses, elle apporte chaque samedi, me disait-il, « la voix de la France » – la voix médiatrice de la France, ajouterai-je. Cela à un moment où l’université française, y compris les « grands établissements », a pris à tâche de parler anglais ou plutôt globish.
Je m’interroge sur les ressorts d’une ardeur qu’aucun obstacle ne décourage. Je trouve cette réponse après quelques pages : « Rien ne me remplit d’être, rien ne me protège, rien ne me rassure, rien ne vient combler le néant qu’aujourd’hui je suis. » Cette phrase décisive se trouve au début du chapitre II, intitulé « L’interminable question juive ». Certainement, « être juif » n’est pas un « néant d’être ». Bruno Karsenti a récemment attiré l’attention sur la distinction que faisait Franz Rosenzweig entre « être juif » (ou « chrétien ») et « être allemand » (ou « français ») : « être juif », comme « être chrétien », inclut en principe une détermination de tout l’être et a donc un caractère « illimité », tandis qu’« être allemand » ou « être français », ou en général citoyen d’une nation, n’inclut qu’une particularisation limitée du fait d’être homme. La mise en forme nationale, si j’ose dire, du peuple juif par l’État d’Israël signifie-t-elle alors une consolidation de l’être juif, ou plutôt un rétrécissement ?
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Le retour si choquant, si imprévu, de l’antisémitisme, la transformation, par une opinion très virulente, de l’État protecteur et gardien des persécutés en État persécuteur par excellence, la mise entre parenthèses de la Shoah au motif qu’elle fournirait aujourd’hui une justification aux déprédations de l’État israélien, bref la « nazification » du sionisme, tous ces développements fendent l’âme et le cœur d’Alain Finkielkraut, qui ne cède pourtant ni à l’indignation ni à l’imprécation. Il veut comprendre. Il rappelle justement que cette criminalisation d’Israël renoue « avec un très vieil anathème : la malédiction du Juif charnel confiné dans son égoïsme tribal ». (p. 38) La perspective longue nous aide à échapper à l’enfermement polémique : Alain Finkielkraut nous rappelle utilement le nom et les idées du vieil hérésiarque Marcion. Il n’ignore pas pour autant les questions pratiques et politiques. Il souligne « le droit de tous les Palestiniens de ne plus vivre sous tutelle », ainsi que le caractère ruineux pour le projet sioniste de l’annexionnisme qui finira par rendre les juifs minoritaires dans l’« État juif », concluant sobrement, avec J. L. Talmon, que la coexistence des deux peuples réclamait la séparation en deux États. (pp. 47-48) Il me semble que, pour démêler les paradoxes d’une situation en effet fort troublée, il serait bon d’élargir l’analyse politique et d’abord de considérer politiquement le projet sioniste lui-même. Je voudrais proposer quelques remarques.
La place d’Israël
Avec le sionisme, les juifs modernes entreprirent de se penser comme une nation moderne, c’est-à-dire une nation européenne ou de type européen, mais une nation qu’ils ne peuvent former en Europe, espace saturé de nations rivales et de plus en plus tourmentées par un antisémitisme politique. Leur entreprise présente donc originellement une équivoque : alors qu’ils conçoivent le projet d’une nation de forme européenne, cette nation n’est envisageable qu’installée hors d’Europe. Ce « hors d’Europe », brièvement imaginé en Ouganda, va vite se confondre avec la Palestine, dans cette zone « sans nations » où les empires se touchent, se gênent ou se combattent, où fait défaut ce qui est propre à l’Europe, la saturation par une pluralité de nations qui se reconnaissent l’une l’autre. Ainsi la nation israélienne sera d’autant plus empêchée de devenir une nation comme les autres qu’elle ne pourra rencontrer en Palestine une nation comme elle. Le peuple juif a connu des épreuves sans pareilles, mais la nation israélienne a ignoré et continue d’ignorer l’expérience cruciale de la nation européenne, le partage dans l’égalité – une certaine égalité – d’un même domaine avec d’autres nations semblables.
On a raison de souligner le contretemps funeste qui a vu les nations européennes entreprendre de se déconstruire au nom d’une Paix définitivement acquise, tandis que la nation israélienne devait, pour se construire, rester constamment sur pied de guerre. Tandis que les Européens se demandent noblement pourquoi les Israéliens ne peuvent conclure avec les Palestiniens la paix à laquelle sont finalement parvenus Français et Allemands, les Israéliens remarquent amèrement que s’ils font la guerre en Palestine, c’est parce que l’antisémitisme européen, avant même la Shoah, les avait poussés hors d’Europe. Essayons d’échapper à l’échange des reproches.
L’installation de l’État d’Israël suscita naturellement et nécessairement un mouvement national palestinien. Cela ne servait de rien de dire qu’il n’y avait pas de peuple palestinien, ou que la Jordanie était leur pays, la formation d’Israël appelait la formation des Palestiniens en corps de nation. Israël ne pourrait être dit politiquement installé en Eretz Israel que lorsque les Palestiniens seraient politiquement installés en Palestine. On peut disputer indéfiniment des responsabilités des uns et des autres dans l’« échec des négociations de paix » : en poursuivant les implantations en Judée et en Samarie, la politique israélienne a rendu simplement impossible la formation d’un État palestinien et forcé la nation israélienne à prendre une forme impériale ou semi-impériale. Ces remarques ne visent pas à « critiquer la politique israélienne », même si elles peuvent en effet contribuer à une telle critique, elles visent plutôt à faire ressortir que la malencontre entre les nations européennes et Israël s’enracine dans un enjeu irréductible aux fautes des uns et des autres. Aussi ressemblantes qu’elles soient, les nations européennes et Israël ne s’insèrent pas dans le monde commun de la même façon. Les nations européennes jouissent d’une immunité spécifique, tandis qu’Israël souffre d’une précarité qui lui est propre.
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Dans un livre particulièrement aigu, Danny Trom fait ressortir que l’État d’Israël résulte d’une demande de protection particulière, ou du besoin d’un surcroît de protection des juifs [tooltips content= »Voir La France sans les juifs, pp. 128-129, PUF, 2019. »](1)[/tooltips]. Les Européens, qui ne voient que guerres dans leur passé, ne mesurent pas le degré de protection que leur a assuré au cours des siècles la formation en nations de l’aire européenne – l’Union européenne n’est que l’ombre portée de cette immunité, comme si la paix des nations pouvait se passer des nations –, ils ne mesurent donc pas la pression que le besoin d’un surcroît de sécurité ou d’une sécurité maximum exerce sur la politique et l’âme israéliennes. Les Israéliens de leur côté ne voient pas que leur besoin d’une sécurité maximum les entraîne dans une surenchère qui leur interdit de pouvoir dire jamais : c’est assez. Ne pouvant s’insérer dans un dispositif de reconnaissance réciproque des nations, ils se condamnent à lier de plus en plus étroitement leur quasi-empire régional à l’empire américain, qui ajoute sa garantie à la garantie de l’État israélien.
L’antisémitisme est redevenu un facteur important de la vie politique en Europe. Il est tentant, mais erroné, de le tenir « loin de nous » en le ramenant aux dispositions invétérées de l’immigration musulmane, aussi saillant que soit le rôle de cet antisémitisme dans l’insécurité particulière que connaissent les juifs de France aujourd’hui. Comme le souligne Alain Finkielkraut, le nomadisme de l’humanité mondialisée n’a pas de compréhension ni de place pour ceux qui s’efforcent d’élaborer et de préserver une forme de vie digne d’être défendue et aimée. Israël et les nations européennes sont également suspects sous ce chapitre, Israël encore plus que les nations puisqu’il construit et défend sa forme de vie tandis que les nations européennes laissent péricliter les leurs. Alain Finkielkraut défend les unes et l’autre avec une impartialité ou une égalité d’affection qui n’appartient qu’à lui.