À en croire les débats médiatiques qui l’ont précédée, la récente élection d’Alain Finkielkraut à l’Académie française aurait été d’abord une affaire politique, dans laquelle l’essentiel aurait été un prétendu conflit entre des Académiciens ouverts à la nouveauté dans tous ses aspects et un candidat « conservateur » ou « réactionnaire », attaché à une idée surannée de la culture et peut-être même de la nation. Cette idée a été d’abord avancée par les adversaires de notre ami, pour qui dit-on, l’élection d’Alain Finkielkraut aurait signifié quelque chose comme « l’entrée du Front national à l’Académie française » mais, à en juger par les réactions qui l’ ont suivie, elle a fini par gagner certains de ses partisans, qui ont salué en elle une « victoire de la pensée de droite » (Gilles-William Goldnadel), voire un signe avant-coureur de la « révolution conservatrice en marche » (Éric Zemmour). Cette récupération de notre ami par des adversaires professionnels du conformisme de gauche est de bonne guerre mais, sans vouloir gâcher le plaisir de quiconque, je ne crois pas que cela soit la meilleure manière de se réjouir. Les Académiciens n’ont pas élu un pamphlétaire « de droite » mais un écrivain subtil, dont le conservatisme supposé exprime surtout une sollicitude inquiète devant la fragilité des choses, et qui peut toucher les lecteurs les plus divers sans exiger d’eux un quelconque engagement partisan.
Si Alain Finkielkraut occupe une place importante dans la culture française d’aujourd’hui, c’est d’abord parce qu’il a illustré mieux que tout autre une certaine idée de la littérature, qui échappe avec agilité à la sécheresse formaliste des années structuralistes sans pour autant nous ramener aux illusions de la littérature engagée. Il a parcouru en écrivain plutôt qu’en philosophe le chemin qui menait de l’existentialisme sartrien à la critique structuraliste et aux philosophies de la « mort de l’homme » et il a su inventer une manière originale de lier l’écriture littéraire, la réflexion philosophique et l’analyse du temps présent, qui fait l’unité de ses trois derniers livres, Un cœur intelligent, Et si l’amour durait et L’Identité malheureuse.[access capability= »lire_inedits »]
Finkielkraut est fidèle à l’héritage de Lévinas, mais il ne s’inscrit pas dans la tradition judaïque de l’ « étude » et il a toujours défendu, y compris contre son ami Benny Lévy, la valeur heuristique et formatrice de la littérature et de la « culture », fussent-elles païennes ou chrétiennes. Il défend Heidegger contre ses détracteurs les plus violents et, s’il n’est pas insensible au pathos anti-moderne du promeneur de Fribourg, il se veut aussi héritier des Lumières ; il critique la gauche, notamment parce qu’elle a trahi la « splendide promesse faite au Tiers état » en rompant avec l’ idée « républicaine » de l’École, mais il ne se reconnaît vraiment ni dans les « valeurs de droite » traditionnelles ni dans l’imaginaire de l’entreprise. De la même manière, sa défense constante d’Israël ne l’a jamais conduit, quoi qu’on dise, à nier les droits des Palestiniens.
L’Académie française vient d’élire un écrivain qui est aussi, à travers « Répliques », un de ceux qui, en France, contribuent à faire vivre le débat intellectuel sous sa forme la plus digne. Il n’y a aucune raison, fût-ce pour se réjouir de cette élection, de la réduire à un affrontement partisan, car cela reviendrait à accepter ce contre quoi toute l’œuvre d’Alain Finkielkraut n’a pas cessé de protester : la réduction de la culture à une simple superstructure des conflits « réels » qui traversent notre monde.[/access]
*Photo: Hannah
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