De retour d’Europe pour présenter son dernier livre, Faire l’économie de la haine, Alain Deneault, philosophe et écrivain, s’est arrêté dans un café de Montréal pour parler d’argent, du travail, des paradis fiscaux et du Canada.
Matthieu Delaunay. D’où vous est venu ce diptyque, ce concept d’ « économie de la Haine » ?
Alain Deneault. L’économie, dès qu’on ne réduit pas ce terme ancien et polysémique à ce qu’en ont fait les « économistes », consiste en plusieurs choses : la mise en relation féconde et escomptée d’éléments, mais aussi l’épargne. Élaborer une économie, c’est aussi faire l’économie de beaucoup d’opérations mentales, d’efforts physiques, psychiques et sensibles. On s’organise pour que les choses soient efficaces et l’argent permet d’éviter de comprendre une opération simple. Un régime capitalistique comme le nôtre permet de faire l’économie de l’éthique et de la politique. On peut investir à la bourse dans des sociétés en fonction de rendements qu’on attend, sans considérer que ce rendement est la traduction d’actes de guerre, de spoliation, de corruption, de mépris et de haine envers des populations lésées dont on ne tient pas compte, dont on fait l’économie.
Faire l’économie de la haine doit donc se prendre dans les deux sens.
Tout à fait. On construit une économie sur la haine et on fait l’impasse sur le sentiment de la haine lui-même pour faire l’économie. Le système dans son fonctionnement autonome méprise et assume pour nous le rapport haineux aux choses, de sorte qu’il puisse en délivrer les ayants-droit. On peut être actionnaire et se montrer aimable avec ses employés et la population où on est actif, ne jamais éprouver de la haine et pourtant profiter d’actes de haine, soutenus par le régime lui-même. On hait par procuration, le système servant de prothèse chimique pour permettre la haine sans qu’on en assume les désagréments et le déshonneur lié à elle.
Aujourd’hui la production médiatique se simplifie au point de devenir simpliste et insultante pour l’intelligence
Comment effacer ce déshonneur et devenir moins haineux par procuration ?
En prenant conscience de ce qui est en jeu et en ne laissant plus des questions fondamentales évoluer à notre insu de façon complaisante. Cette prise de conscience sera obligée progressivement. Ce monde-là n’a pas d’avenir à long terme. Il ne peut pas tenir plus que quelques décennies ne serait-ce que pour des raisons écologiques évidentes.
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Pourtant, le Black friday et la course à la consommation n’ont jamais eu autant d’avenir.
Quand nous arriverons dans des moments de pénurie, même de courte durée, il y aura un choc et nous serons amenés à réfléchir. Mais, pour ce faire, encore faut-il travailler à redevenir des sujets. Car le sujet est aujourd’hui morcelé, concassé dans sa conscience. Quand il est admis dans une structure professionnelle, les méthodes de management œuvrent davantage à le manipuler qu’à le diriger. Ou encore il est soumis à une opération de séduction pour se procurer un bien de consommation, sans que ce soit à sa raison qu’on s’adresse, mais à une partie de lui qui est une sphère particulière de cerveau, fruit d’un travail de pointe effectué par des spécialistes. On s’habitue à ce morcellement. Quand on arrive à un degré de conscience plus poussé, c’est qu’on s’est reconstitué comme sujet au prix d’un travail critique exigeant. On peut espérer que les souffrances qu’occasionneront le dysfonctionnement manifeste et probant de ce système encouragera le plus grand nombre à œuvrer à cette reconstruction de la subjectivité.
Comment se prépare-t-on à une érosion, ou un effondrement ?
L’érosion renvoie à l’idée que la chose a cours maintenant, tandis que la notion d’effondrement laisse entendre que tout est à venir. Je préfère la première expression car nous sommes d’ores et déjà amenés à penser des modes de réorganisation à des échelles alliant un retour à des formes plus régionales de souverainetés à un modèle confédéral portant sur les grands enjeux. Ce n’est pas pour demain mais ce sera à terme inévitable. Il va falloir développer à nouveau des circuits courts et des formes d’entraide qui se passent dans des rayons plus raisonnables, mais sans empêcher le traitement de questions d’emblée globales (l’eau, la culture, le territoire…). Aujourd’hui la production médiatique se simplifie au point de devenir simpliste et insultante pour l’intelligence. D’autre part, chez celles et ceux qui sont politisés, il y a une tendance à complexifier beaucoup l’engagement et démultiplier les critères : âge, genre, décentralisation, écologie… Les médias simplifient la vie sociale à outrance alors même que les choses vont en se complexifiant singulièrement.
Cette complexification n’arrange-t-elle pas le système ?
Tout dépend de la façon qu’on a de se positionner par rapport à ce qui nous est commun. Si on postule que les traductions traditionnelles de ce qui nous est commun portent le seau du patriarcat, de l’impérialisme, de la seule propriété privée et que toute forme d’éloignement de ces terrains relève de l’émancipation, on risque de s’étioler. On va aller vers une hyper individualisation des formes de l’engagement, présentées comme d’autant plus émancipatrices. Comment amender les formes traditionnelles de l’organisation politique en tenant compte de l’évolution des critères sociétaux par lesquels on pense aujourd’hui l’engagement politique ? C’est cette synthèse qu’il faut davantage faire, plutôt que sur-souligner ce qui nous distingue. Sinon nous donnons dans un libéralisme de type nouveau, auquel s’accommode très bien le libéralisme économique actuel.
Le Canada est un pays proprement artificiel
Quel regard portez-vous sur votre province, le Québec, et votre pays, le Canada ?
D’abord, bien qu’elle soit formellement reconnue et utilisée, l’expression « province » me semble tout à fait malheureuse. « Province » signifie étymologiquement « pour les vaincus », ce qui désigne assez bien les Canadiens et leur vie résolument coloniale. Je me suis surtout intéressé à relever le fait que le Canada est encore une colonie et pas vraiment un pays. Les Canadiens se vantent de ne pas avoir de passé colonial… Bien entendu : le Canada EST un passé colonial. Il est le légataire d’une série d’instruments qu’ont élaboré les forces impériales et impérialistes britanniques pour faire main basse sur des ressources naturelles au détriment des premières nations. Je suis davantage intéressé par le démantèlement du Canada que par l’indépendantisme québécois, qui n’est qu’une occurrence de cette visée. Souvent, les colons éprouvent un malaise, voyant qu’ils ont servi le projet colonial sans en tirer un grand profit en étant un rouage indispensable et en se livrant à un saccage territorial. Cela leur donne une mauvaise conscience de classe…
Ce démantèlement fera-t-il l’objet d’un prochain livre?
J’y pense, même si je ne peux pas dire que le travail sur le Canada soit un immense objet de désir chez moi. Je considère que le Canada est un pays proprement artificiel, un Congo de Léopold II réussi. C’est un pays absurde en ce qui concerne les dynamiques continentales. L’ Amérique du Nord a toujours eu, de manière profonde, des dynamiques Nord-Sud davantage qu’Est-Ouest. Les gens de Vancouver ont plus de liens avec des habitants de la côte ouest des États-Unis qu’avec Montréal, qui de son côté a encore plus à dire à Boston et le Vermont qu’à Toronto. Dans mon nouveau livre, je m’intéresse avant tout à la notion d’économie. Je prends ce sujet de manière frontale, et veut rappeler que cette notion apparaît de manière polysémique dans notre histoire et qu’elle ne saurait être réduite à ce qu’en ont fait les spécialistes de l’intendance qui se sont arrogés le terme d’économistes. J’essaie d’ôter l’économie aux économistes. C’est un grand chantier.
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