La mort d’Alain Delon tourne l’ultime page du cinéma français. Sa disparition emporte le mystère et les secrets des grands maîtres qu’il admirait tant, et révèle combien notre nouveau monde de la culture a répudié l’art. Les jeunes acteurs et leurs amis wokes peuvent se réjouir : les géants ne sont plus.
Il est mort le vieux monstre sacré, reclus depuis longtemps derrière les hautes grilles de sa propriété de Douchy. Les grilles, puis les arbres, puis plus loin caché, le mystère. Chacune de ses apparitions était crépusculaire. Ses yeux de vieux lion, menaçant de se fermer à jamais, promettaient d’emporter avec eux au royaume des morts la dernière grande page de l’histoire du cinéma. On se souvient de ce numéro de l’émission « Stupéfiant ! » dans lequel Léa Salamé faisait revenir Delon sur les traces du tournage du Guépard. Il déambulait au bras de la présentatrice – honneur suprême qu’elle ne boudait pas – dans les rues de Palerme, jusqu’aux portes du palais Valguarnera-Gangi. Ils y pénétraient. Tout était passé. Faste fantomatique. Tout était fini. Les princes et princesses du xviiie, le cinéma aussi. Sans cesse durant cette promenade Delon évoquait le passé avec des yeux pleins de fascination, pleins de joie, puis le présent avec mépris souvent, dégoût parfois. Delon se fichait de passer pour un vieux con puisqu’il avait raison et qu’il était homme d’honneur. Et maintenant, lui non plus n’est plus là. Lui aussi, c’est le passé. Même en retrait, tel Alceste fuyant le monde dans un « endroit écarté où d’être homme d’honneur on ait la liberté », le cinéma restait vivant à travers lui. Aujourd’hui, c’est terminé. Définitivement. Point final. La dernière page se tourne, le livre se referme. Le cinéma est mort à Douchy le dimanche 18 août 2024. Avec lui, dans la tombe, il emporte René Clément, Visconti, Antonioni, Melville et Joseph Losey. Il emporte aussi le mystère et les secrets de ces grands maîtres qu’il admirait tant. On le disait prétentieux. Mais quel acteur fut plus humble que lui ? À répéter sans cesse qu’il n’était que le premier violon des grands chefs d’orchestre sous la direction desquels il tournait ! Il ne cessait de répéter qu’il n’était qu’un interprète, pas un créateur. Il n’était pas modeste, car il visait haut, très haut. Il cherchait à atteindre l’excellence. Il était humble cependant. Il avait l’humilité de celui qui travaille pour y arriver. Et l’humilité de celui qui accepte la hiérarchie. Lors d’une interview accordée à la télévision à l’occasion de la pièce de Jean Cau, Les Yeux crevés, qu’il jouait dans la mise en scène de Raymond Rouleau aux côtés de Marie Bell, au journaliste qui lui demandait s’il envisageait d’aborder sur scène le grand répertoire classique, le jeune acteur déjà star de cinéma avait répondu : « Il faut une progression dans tout. Il faut se préparer et travailler. Je commence par du moderne, donc, et probablement que j’arriverai plus tard au classique. Mais on ne peut pas s’improviser acteur classique et envoyer les vers comme ça, comme Marie Bell en une fois. Ça se prépare, ça s’apprend, ça se travaille. » Quel jeune acteur star de cinéma dirait cela aujourd’hui ? Il n’y a qu’à voir les alexandrins désormais partout massacrés, les langues de Molière, de Racine ou de Corneille constamment piétinées sans respect, pour comprendre qu’Alain Delon, lui, était humble, réellement. Il se pliait à la volonté des grands metteurs en scène, au style des œuvres, des auteurs et à la tradition. Le théâtre classique – bien qu’en prose et pas en alexandrins –, il l’avait en réalité déjà abordé. En 1961, il jouait la tragédie de John Ford, Dommage qu’elle soit une putain, au Théâtre de Paris avec Romy Schneider sous la direction de Visconti. Il faut absolument regarder les quelques extraits filmés de la pièce. Le jeune Delon embrassait tout entier le style élisabéthain de l’œuvre et déclamait la prose de Ford avec un lyrisme enfiévré. Il adoptait les codes de la tragédie de manière magistrale, contrairement à nos acteurs d’aujourd’hui qui la jouent avec une banalité désinvolte, une modestie prétentieuse. Le voilà le triomphe de la modestie, et souvent de la fausse ! Alain Delon est mort, et il n’y a vraiment pas de quoi se réjouir. Si on l’aime, si on l’admire vraiment, ce n’est pas des déclarations mielleuses et consensuelles qu’il faut faire. Non. Ce qu’il faut faire, c’est vomir notre nouveau monde comme il l’a toujours fait. C’est cracher au visage de la médiocrité ! Insulter les faiseurs ! Alain Delon est mort et je suis en colère. Son visage, partout étalé, ne nous rappelle que la grandeur passée dont nous sommes aujourd’hui amputés. Il ne nous reste plus rien. Si, bien sûr, il nous reste Depardieu. Vivant physiquement, mais socialement mort. Si ces dix dernières années Delon avait encore été en activité, sans cesse à l’affiche de films, les grands prêtres de la morale ne l’auraient pas lâché d’une semelle et l’auraient sûrement fait tomber. C’est parce qu’il s’était totalement retiré qu’on lui a foutu la paix. Les ligues de vertu ne réclament pas encore la peine capitale, elles se contentent de l’exclusion sociale, de l’isolement. Lorsqu’en 2019 il était sorti de sa retraite pour recevoir la Palme d’or d’honneur du Festival de Cannes, des associations avaient crié au scandale qualifiant l’acteur de raciste et de misogyne. Lui, l’ami de Le Pen, lui le collectionneur d’armes, lui l’anti-mariage pour tous, lui qui disait que le seul endroit où il s’était senti à sa place c’était « à l’armée, en Indochine, avec des hommes, avec des chefs, avec des responsabilités, avec la peur de la mort ». Je connais des jeunes gens qui refusent de regarder des films avec Delon parce que l’acteur est selon eux un « sale mec ». Voilà où nous en sommes. Minables petits cons ! Le Festival avait pourtant tenu bon. Qu’en serait-il aujourd’hui ? Une Palme d’honneur à Depardieu dans quelques années ? Impossible ! Même s’il devait être blanchi des accusations de viol. J’en prends le pari.
Les deux monstres sacrés ont bon nombre de points en commun. Mais le plus intéressant est à mon sens leur dégoût de notre sortie de l’histoire de l’art. Que faire après Visconti, Antonioni, Clément et Melville ? Que faire après Pialat, Blier, Truffaut et Ferreri ? Les deux acteurs ont refusé de se prêter au jeu du « Non, ce n’était pas mieux avant ». Depardieu a continué à tourner sans grand engouement, mais en écrivant – notamment dans ses livres – son dégoût du nouveau monde du cinéma. Delon aussi a continué un peu puis, doucement, s’est retiré. Les deux hommes se sentaient bien seuls. Il n’y avait plus Romy, ni Burt, ni Luchino. Il n’y avait plus Pialat, ni Dewaere, ni Carmet. On disait Delon méprisant, voire odieux. Beaucoup de journalistes le rapportent. Mais comment aurait-il pu en être autrement ? En quelques années, Delon a tout vu, tout vécu. Il a partagé la vie et l’œuvre des plus grands génies. Après ses longues discussions avec Luchino et René Clément, supporter la conversation de Fabienne Pascaud ne devait pas être chose facile ! Vive le mépris de Delon face à la médiocrité. Vive sa férocité face à la banalité, à la bêtise. Il n’avait pas de temps à perdre avec le commun. Pardon de ne pas parler ici de son génie d’acteur. J’admire la corrida et me trouve dans l’incapacité d’en décrire une comme je le voudrais. La corrida, c’est un miracle fait de mystère, tout comme Delon. Delon, c’est le Mystère. Il attire, il fascine, il envoûte, il captive. C’est de la sorcellerie. C’est inexplicable. Je préfère donc faire ici l’éloge de ce pourquoi on l’a tant critiqué. Car tous ces imbéciles ne comprennent pas que sans ce Delon qu’ils n’aiment pas, il n’y aurait pas le Delon qu’ils aiment. Ils ne comprennent pas que la beauté qu’il offre provient en partie des ténèbres. Que dans les abymes de son regard tragique qui nous bouleverse, la mort et la violence ont fait leur nid. Et qu’il en souffre probablement ! Ils ne comprennent pas que l’art, ça se paye. Et très cher ! Lui, d’ailleurs, était très clair avec ça. « La violence est là chez moi. Mais comme beaucoup de grands violents, je suis capable de grandes émotions, et des violences les plus terribles », avait-il déclaré lors d’une interview. Mais pas d’inquiétude, avec Pierre Niney et Jean-Paul Rouve, la violence, c’est terminé. Les émotions aussi. Le cinéma est enfin débarrassé de ses noirs recoins, dépouillés de ses pulsions macabres. Les eaux troubles se sont enfin éclaircies. Les vieux requins sont partis et les poissons rouges prolifèrent. Delon est mort à Douchy et personne n’a rien compris. Non. Personne n’a rien compris. Sinon les cinémas brûleraient ! Le crépuscule longtemps a duré, et voilà maintenant que le soleil noir s’est enfin couché pour jamais. Toute sa vie durant, Delon aura poursuivi sa quête de beauté au travers de ses collections de peintures et de sculptures, du don tout entier de sa personne aux grands maîtres du septième art et à ses productions de chefs-d’œuvre comme Monsieur Klein. Il rejoint aujourd’hui Raimu, Michel Simon, Gabin, Brando et tant d’autres. Depardieu reste seul à porter sur ses épaules le poids de cette époque qui désacralise ses grands monstres, les laissant crever dans leur coin, sans comprendre qu’ils sont peut-être les seuls à pouvoir sauver le monde en l’illuminant de leur génie. Tant pis. Aujourd’hui, Delon est mort, et pas un seul homme n’est là pour incendier les cinémas qui, désormais, ne servent plus à rien.