Un ouvrage publié aux Éditions de l’Épure permet de redécouvrir l’univers passionnant du chef de Mionnay (Ain), trois étoiles au Guide Michelin, décédé d’épuisement en 1990.
Les livres de cuisine actuellement publiés à une cadence industrielle sont-ils encore des livres? La plupart sont creux et superficiels, sans texte lisible, sans poésie, les chefs à qui les éditeurs se sont adressés ne livrant rien de leur univers mental et se contentant de donner des recettes sténographiées comme des documents administratifs illustrées de photos retouchées sur Photoshop… Quelques mois après, on s’empresse de les revendre chez Gibert pour quelques euros. Parfois, il y a une perle, un joyau, ignoré des médias, un vrai livre qui raconte une histoire, avec des photos d’archive, des témoignages, des confidences, une enquête, tout un puzzle permettant de reconstituer un monde disparu… Ainsi en est-il de L’Esprit Chapel paru aux éditions de l’Epure en novembre dernier. Cette minuscule maison fondée en 1991 par Sabine Bucquet-Grenet dans le 14e arrondissement ne fait pas dans le marketing de masse mais s’efforce de retrouver l’esprit des livres de cuisine d’autrefois, qui avaient de la sève et qu’on lisait avec gourmandise comme une nouvelle de Giono ou d’Alphonse Daudet.
Un grand Monsieur de la cuisine française
Ce livre-ci a donc été construit avec amour et patience et s’adresse à des lecteurs, non à des collectionneurs de recettes sur fiches. Il est consacré à un personnage de légende, un grand Monsieur de la cuisine française, peut-être le plus grand chef français de la seconde moitié du 20e siècle, mort d’épuisement en 1990 à l’âge de 53 ans. Pour le gastronome que je suis, Chapel est une étoile morte dont je reçois la lumière. Il fait partie de ce panthéon d’hommes que je regrette de n’avoir pas connus, exactement comme un passionné de théâtre regretterait de n’avoir pas vu Gérard Philippe jouer Lorenzaccio à Avignon en 1952.
C’est la force exercée par certains morts dont l’art était fugace et éphémère. Et quoi de plus éphémère que la cuisine d’un grand chef? Son geste, sa vista, sa sensibilité, sa rigueur et sa précision, bref, son instinct: dès la première bouchée, on savait à la seconde que cette omelette aux herbes avait été faite par lui et non par un gars de sa brigade!
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Ce livre montre bien le pourquoi de cette étrange fascination posthume, alors que de plus en plus de jeunes chefs (qui, comme moi, n’ont jamais goûté sa cuisine!) se réclament d’Alain Chapel, et que jamais sa cuisine, qui était une quintessence de la cuisine française bourgeoise, avec des racines paysannes (ah! les crêtes de coq que l’on retrouve un peu partout dans ses plats…), n’a paru si lointaine, comme un vestige archéologique, un fossile, faite de gestes que l’on n’enseigne plus dans les écoles.
Le « Perfectionniste »
Ainsi, et d’abord, Chapel était un cuisinier qui faisait de la cuisine française (de la poularde truffée cuite en vessie, du steak de lapin aux pommes de terres croustillantes, des tiges de laitue au jus de dindon et au gratin, de la tarte aux pralines roses…) à une époque où Paris Match faisait la une avec lui et la bande à Bocuse en titrant, en juin 1976: « Les As de la Nouvelle Cuisine Française. » Un brin réac, ce journal (le premier hebdo de France en terme de tirage) écrivait alors: « Le « France » est toujours à quai, le franc flotte, le « Concorde » a bien du mal à se poser et plus encore à se vendre… Mais il y a au moins une activité où nous excellons: la grande bouffe. Comme si, après avoir perdu son empire, la France avait retrouvé son assiette, comme si notre vraie force de frappe était le couteau et la fourchette. » Beau comme du Racine, non? Paris Match ne se privait pas non plus de piquer Giscard à fleuret moucheté: « Après avoir reçu ceux qui vident les poubelles, il était naturel qu’il invite ceux qui les remplissent… »
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À l’époque, l’Ambassadeur de la cuisine française était Paul Bocuse (surnommé « le Primat des Gueules »). Le Patriarche était Raymond Thuilier, fondateur de l’Oustau de Baumanière en Provence. Mais le « Perfectionniste », c’était Alain Chapel, dont le restaurant était situé en pleine cambrousse au village de Mionnay, dans la Dombes. Pierre Gagnaire s’en souvient: « C’est sa quête perpétuelle d’excellence qui m’a immédiatement marqué. La rigueur, le souci du détail, l’intégrité mais aussi l’authenticité, l’élégance, la douceur et l’humanité, c’est tout cela l’esprit Chapel. »
Ceux qui ont travaillé pour lui, comme cuisiniers ou comme serveurs en salle, se souviennent de l’incroyable gentillesse de cet homme, auréolé de ses trois étoiles Michelin, qui venait les chercher à la gare, les logeait et les nourrissait, en leur apprenant le bon geste et la bonne attitude. Quand ça n’allait pas, pas de cris ni de gueulantes en cuisine, une simple remarque et un coup d’œil terrible suffisaient pour remettre la brigade au pas!
Faire un repas chez lui était une thérapie
En entrant dans ce livre, on fait un voyage dans le temps. On retrouve une atmosphère, des odeurs, une façon de parler et de s’habiller, un humour. C’était avant la crise des Gilets Jaunes. Avant la haine et l’hystérie collective. Il y avait des classes sociales qui se supportaient et se complétaient. La France des Prolos et des Intellos parisiens vibraient en chœur pour l’équipe des Verts de Saint-Etienne… Côté cuisine, il n’y avait pas le snobisme des produits tel qu’il existe aujourd’hui, où l’on est censé se taper une érection en apprenant que les fraises et les petits-pois servis par le chef proviennent (soit-disant) de son jardin potager ou de chez le « petit producteur » du coin: pour Alain Chapel, cela allait de soi! Cet athlète d’un mètre 90 qui aimait les chiens allait chaque jour faire ses courses auprès des paysans et des fermiers de sa région: cerises des monts du Lyonnais ou pommes Calville blanc de Chasselay, légumes et herbes du père Lancelot, fromages de chèvre de Madame Jouet au Marché de la Croix-Rousse à Lyon, volailles de Bresse de Marinette Alban, éleveuse, chez qui le chef allait volontiers déjeuner en famille… « Circuits courts, respect de l’environnement, permaculture, amour des bêtes »… tous ces termes fumeux qui ont envahi notre vocabulaire étaient ignorés il y a quarante ans pour la bonne raison qu’ils étaient inutiles car on était en plein dedans, naturellement! Chapel recevait dans son restaurant les grands ce monde, les stars d’Hollywood, les chefs d’État, et vivait en connexion intime avec le peuple. Comme le commissaire Maigret, il était lui-même du peuple.
Côté clients, on n’allait pas non plus manger chez Chapel avec un carnet de notes, la cuisine n’était pas encore intellectualisée, et il n’y avait pas d’escrocs concepteurs de « Blogs » qui demandaient à être invités en échange d’un article minable sur Internet… On allait manger pour se faire plaisir, c’était une fête, un événement. Mon ami regretté, le vigneron Marcel Lapierre, qui fut le premier à me parler de Chapel en l’an 2000, me disait que faire un repas chez lui était une thérapie: on entrait fatigué et déprimé, on sortait heureux, enthousiaste, chargé à bloc…
Pour toutes ces raisons, et pour d’autres encore, L’Esprit Chapel est un livre précieux qu’il faut avoir dans sa bibliothèque, une Recherche du Temps Perdu.
L’Esprit Chapel, Laurent Feneau et Suzanne Chapel, Éditions de l’Épure.
Un ouvrage largement illustré de documents d’archive inédits. Aucun ouvrage sur ce chef emblématique n’est paru depuis 37 ans. Ce livre est très attendu dans le monde
de la cuisine, par les professionnels et les amateurs. Plus de 35 recettes inédites dont certaines emblématiques du restaurant.
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