Nous devons à Alain Bonnand le plus beau titre de la littérature française : Les jambes d’Emilienne ne mènent à rien. Il se trouve que ses textes sont également très bons, ce qui, naturellement, ne gâche rien.
Le testament syrien vient de sortir chez Ecriture. Ce petit livre étonne par l’amplitude de son orchestration. Certes, le lecteur sera enchanté par la richesse des notations. Dans ce reportage passionnant que l’on peut lire comme un journal d’un écrivain en Syrie, il trouvera des idées de titre,« Cimetières et perspective », des commentaires à chaud,« On tue en bas, on tue en haut à gauche, mais à Damas on se croit encore en vacances… », des précisions biographiques sur son appartement en Syrie :« Un seul voleur en quatorze ans, c’est donné », des notules sur les dictateurs :« Tirer ainsi sur les gens… est-ce bien efficace ! »
Mais il sera surtout sensible au caractère polyphonique de l’ensemble. Je ne connais guère que le grand, l’immense Marc-André Dalbavie pour orchestrer aussi finement des notes arrachées au néant. Bonnand est notre Fitzgerald, tout ce qu’il annote en passant peut être relu dix-huit fois sans perdre sa puissance d’enchantement. L’erreur à ne pas commettre serait de le réduire à un styliste. Petit maître : c’est aussi ce que l’on disait de Kafka lorsque l’auteur de La Métamorphose déambulait dans Prague.
Bonnand m’étonne par son éthique – rapide et sans pathos – bien davantage que par ses phrases (pourtant superbes). Etre incapable d’écrire une phrase plaintive ou malheureuse, voilà une philosophie par gros temps qui vaut bien des leçons de morale. Sommes-nous condamnés à comprendre l’importance de cet auteur après coup ? Devrons-nous attendre sa disparition pour célébrer un musicien aussi précis, aussi alerte ? Je m’y refuse. Nous demandons justice pour Alain Bonnand, et nous refusons de croire à la célébrité littéraire tant que nos exigences ne seront pas prises en compte.
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