Spécialiste du totalitarisme marxiste-léniniste et de l’Eglise, l’octogénaire Alain Besançon publie une compilation de ses principaux essais. L’occasion de (re)découvrir ses thèses sur la gnose, formulées dans une langue précise et élégante.
Comme beaucoup de membres de ma génération, j’ai découvert Alain Besançon par un livre étonnant intitulé Trois tentations dans l’Église, publié la première fois en 1996 et qui reprenait et étoffait un précédent essai paru en 1978, La Confusion des langues. L’auteur y décrivait les trois pentes sur lesquelles le christianisme menaçait de glisser depuis deux siècles : une pente antidémocratique, qui donna toute sa mesure au XIXe siècle, du Syllabus à Léon Bloy, une pente démocratique qui lui succéda – sans s’en distinguer toujours, d’ailleurs, puisque ces tendances reposent toutes deux sur une haine du monde tel qu’il va –, enfin la séduction exercée par l’islam sur l’Église, depuis le Moyen Âge jusqu’aujourd’hui. Ce livre dense, parfaitement lisible, impitoyable dans ses critiques mais jamais pamphlétaire, avait pour nous le parfum d’un samizdat dissident dans le ciel irénique du catholicisme des années 2000. Il chassait sur sa gauche aussi bien que sur sa droite et mettait à nu les démons du catholicisme moderne, de l’Église française en particulier, avec une précision que les années suivantes, communautaristes en diable, ne confirmèrent que trop.
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Un chapitre de ce livre, au titre mystérieux, nous ouvrait la porte de toute l’œuvre d’Alain Besançon, dont on pressentait qu’elle était loin de se limiter à l’histoire récente de l’Église romaine : « Gnose, idéologie, marcionisme ». Pour mesurer le poids dont ces termes étaient chargés, il fallait se tourner vers un maître-livre, Les Origines intellectuelles du léninisme, paru en 1977, la même année que Le Temps des prophètes de Paul Bénichou, un an avant Penser la Révolution française de François Furet, un an également avant le lancement de la revue aronienne Commentaire. Vingt ans après les révélations de Khrouchtchev, la France vivait son « moment antitotalitaire », qui heureusement ne se limita pas à l’émergence des « nouveaux philosophes ». Les entreprises de généalogie critique du totalitarisme, en particulier de l’idéologie marxiste-léniniste, se multipliaient : Furet passait par la Terreur révolutionnaire, Bénichou par « l’utopie pseudo-scientifique » de Comte et Saint-Simon. L’option théorique choisie par Alain Besançon pouvait paraître plus saugrenue : c’est grâce à une réflexion sur le gnosticisme antique, qu’il faisait pour sa part apparaître la spécificité de l’idéologie soviétique.
L’effort du gnostique
Qu’est-ce que la gnose ? Ni une religion ni un système philosophique ; quelque chose entre les deux, annulant la différence du « su » et du « cru ». La connaissance gnostique ne connaît pas de limite, elle avale tout ce qui se présente devant elle, des attributs divins à l’ensemble des réalités sublunaires. Elle ignore la frontière entre nature et surnature, entre foi et raison. À mesure qu’elle progresse chez quelques-uns, elle dessine une limite étanche entre le petit nombre des initiés et la troupe des simples fidèles. Elle est l’opérateur exclusif du salut, lequel n’est pas seulement rédemption individuelle, mais de la Création tout entière. En effet, dans la gnose, la matière est mauvaise et l’effort du gnostique consiste à s’extraire progressivement de cette gangue tout en rédimant le cosmos tout entier. Un « mauvais démiurge » a créé le monde que nous connaissons, notre prison, mais il existe un vrai Dieu, un Dieu bon, non compromis dans la matière, vers lequel l’initié peut se tourner pour se sauver et sauver les autres.
D’après Alain Besançon, les idéologies communiste ou nazie ne sont pas des transpositions pures et simples de cette gnose ancienne, mais elles s’expliquent comme une réaction gnosticisante de l’esprit humain suscitée par l’apparition de la science moderne. Ainsi la perspective d’Alain Besançon n’est-elle pas exactement celle de son maître Raymond Aron, qui voyait dans les totalitarismes des « religions séculières » : ils ne sont pas des « religions », dit Besançon, puisqu’ils sont gnostiques ; ils ne sont pas « séculiers », puisqu’ils procèdent d’une haine du monde et non d’une réconciliation avec lui. Le reste suit : le Parti, c’est le groupe des initiés, bien sûr ; l’autocritique, c’est la confession gnostique, dans laquelle on reconnaît son ignorance, son erreur, et non son péché ; la gnose totale, c’est bien sûr le contenu même de la doctrine marxiste-léniniste, et cette aptitude de Lénine à juger de la validité de tout savoir, même scientifique, au regard des buts poursuivis par la Révolution.
Médecin sans frontière
Alain Besançon tenait là l’intuition générale de toute son œuvre, telle qu’elle commençait déjà à se manifester dans Le Tsarévitch immolé, en 1967, sorte de psychanalyse littéraire et historique du surmoi collectif de la Russie, et telle qu’elle a perduré dans ses ouvrages les plus récents, jusqu’au dernier, Problèmes religieux contemporains, paru en 2015, addendum sévère aux Trois tentations dans l’Église. On s’en rend compte de manière éclatante grâce au magnifique volume que font paraître Les Belles Lettres, sous le titre Contagions, compilant les dix essais principaux de l’auteur, dont certains n’étaient plus disponibles depuis longtemps. La même allégresse traverse ces cinquante ans de recherche, portée par une phrase élégante, une exigence de précision jamais démentie et une allergie salutaire à toute forme de jargon.
Ce bonheur de l’écriture s’accompagne toutefois d’une inquiétude maintenue elle aussi de bout en bout : les deux grands sujets de l’historien, la Russie communiste et l’Église, ne lui donnent guère de raisons de se réjouir (quoique la seconde, même dans ses errements, lui reste chère). Comme l’auteur le suggère lui-même dans sa postface, il a continûment adopté une position de médecin. Ce sont des pathologies qu’il a étudiées, des « contagions politiques et religieuses », ainsi qu’il avait d’abord nommé ce volume ; son ennemi, un virus particulièrement dévastateur : l’idéologie.
Son histoire intellectuelle est aussi, et même d’abord, une histoire littéraire
Tous les livres d’Alain Besançon ne pouvaient bien sûr être repris dans un seul volume, qui frôle déjà les 1 500 pages. On n’y trouvera pas son petit roman picaresque sur le monde de la finance, Émile et les menteurs (2008), ni sa méditation littéraire et philosophique sur Cinq personnages en quête d’amour (2010), trop en décalage l’un et l’autre avec l’enquête politique de ces Contagions. Deux autres ouvrages écartés me semblent toutefois devoir être indiqués au lecteur. Ils sont un complément absolument nécessaire à la connaissance de l’œuvre d’Alain Besançon. Une génération, autobiographie parue en 1987, éclaire de façon décisive son orientation intellectuelle, par le récit de ses années de militantisme communiste et, surtout, par la dissipation brusque de ces primes illusions, en 1956. L’Image interdite, ensuite, le plus épais de ses livres, paru en 1994, histoire de l’iconoclasme à travers les âges, de l’Antiquité à Malevitch et Kandinsky, témoigne de la sensibilité esthétique qui préoccupe Alain Besançon au même titre que son questionnement théologique et politique.
Dans les dix essais de Contagions, en réalité, cette sensibilité est partout à l’œuvre. L’histoire intellectuelle à laquelle se livre Alain Besançon est aussi, et même d’abord, une histoire littéraire. On ne lira pas seulement, sous sa plume, les noms de Lénine et de Jean-Paul II, mais ceux de Gogol, de Tolstoï, de Soloviev et surtout de Dostoïevski, tous cités et analysés en détail, ou encore de Michelet, de Baudelaire, d’Orwell, de Bloy, de Péguy, de Bernanos… Cette attirance pour la littérature est doublement justifiée. Tout d’abord, l’objet de l’enquête y conduit : penser les forces invisibles qui animèrent l’intelligentsia russe puis le communisme soviétique ne peut s’envisager sans une exploration fouillée du roman russe. L’idéologie est d’abord une affaire d’écrivains, qu’ils en soient les fomentateurs ou les critiques. Quant à l’histoire de l’Église, elle est inséparable de l’émergence, au XIXe siècle, d’une littérature catholique spécifique, surtout en France, en laquelle Alain Besançon repère un dangereux « dostoïevskisme français », exaltant le marginal et repoussant le monde, chérissant une forme de christianisme sectaire contre la « catholicité » universelle et faisant ainsi naître ce qu’aujourd’hui on désignera par des oxymores tels que « communautarisme catholique » ou « catholicisme identitaire ».
A la rencontre d’un modèle
Par ailleurs, c’est tout simplement par inclination personnelle qu’Alain Besançon est porté vers les sphères littéraires : il s’y sent chez lui. Cela explique que pour le lecteur, découvrir les livres d’Alain Besançon, ce soit d’abord découvrir un style ; pour l’étudiant que j’étais lorsque je le lus la première fois, c’était même rencontrer un modèle, un idéal, la preuve que l’on pouvait naviguer dans les eaux troubles de la critique politique ou de la spéculation théologique sans renoncer à la vivacité de la plume ni à la grâce du style. La métaphore énigmatique qui donne son titre à ce beau livre et la couleur rouge de sa couverture paraissent annoncer quelque roman postapocalyptique plutôt qu’une étude documentée des idéologies du siècle dernier. C’est que malgré la modestie du savant et l’abnégation du penseur anticommuniste, Alain Besançon est d’abord un écrivain.