A Sétif, en Algérie, une statue de femme nue datant de l’époque coloniale ne cesse d’être vandalisée. Très appréciée de la population, elle est attaquée par ce que les autorités locales appellent des « déséquilibrés ». Mais ces dégradations répétées témoignent d’une progression de l’islamisme dans les mentalités…
Une femme en marbre défraie la chronique en Algérie : la statue de la fontaine d’Ain Fouara, représentant un nu féminin qui trône en plein cœur de la ville de Sétif, à 350 kilomètres au sud-est d’Alger. Si on parle tant de la naïade aux courbes généreuses, monument emblématique de la ville depuis plus d’un siècle, c’est parce qu’elle vient d’échapper in extremis à un acte de vandalisme. Le 9 octobre, un individu identifié par les autorités comme un « déficient mental instrumentalisé par les islamistes » a été arrêté par les passants et livré à la police alors qu’il s’apprêtait à s’attaquer à la statue avec un burin.
« Abou marteau » et les 40 violeurs
Cette tentative de dégradation n’est pas la première. Tant s’en faut. Elle intervient quelques semaines à peine après la ré-inauguration de la statue, restaurée à la suite d’une détérioration – le visage et la poitrine de la naïade avaient été complètement détruits – perpétrée en décembre 2017. Tiens, tiens, à l’époque aussi, le profanateur était un déséquilibré à tendance islamiste que les autochtones surnommaient « Abou marteau ». Cependant, avant que les « déséquilibrés » ne la prennent pour cible, la statue avait déjà subi une véritable tentative de destruction en pleine « décennie noire ».
A l’époque, à partir de 1991, les attentats se multiplient, en particulier contre des cibles symboles de l’Etat algérien : des fonctionnaires, journalistes, policiers sont quotidiennement assassinés. Les civils algériens ne sont pas épargnés par ce déchaînement de violence : des jeunes filles, considérées comme un butin de guerre, sont enlevées, la population de villages entiers égorgée. Le massacre de Ben Talha a fait 400 morts, celui de Rais près de 1000 morts. Les symboles de la France et de l’Occident n’échappent pas davantage à cette violence. Dans la nuit du 22 avril 1997, les habitants de Sétif ont été réveillés en sursaut par une déflagration : un groupe terroriste avait disposé des explosifs autour de la statue. Malgré la puissante explosion, la statue n’est que légèrement endommagée et réparée en 48 heures. L’escalade de violence prend officiellement fin en 1999, avec l’adoption par referendum de la loi de concorde civile et d’amnistie. Mais malgré ce retour au calme, la statue de la Fontaine n’a pas complètement recouvré son statu quo ante…
En 2015, une fatwa émise par un imam de Constantine, rendait illicite l’eau de la fontaine, qualifiant d’acte d’idolâtrie et d’associationnisme (une faute impardonnable en islam), le fait de s’incliner devant la statue pour s’abreuver. Auparavant, Abdallah Fatah Hamdache, leader du Front de la Renaissance salafiste, avait demandé l’enlèvement de la statue en l’accusant de contrevenir aux valeurs islamiques du pays. Quant au cheikh Chemseddine, un prédicateur star qui officie sur une chaîne de télévision algérienne, il avait proposé un compromis pour le moins surprenant : couvrir l’indécente statue d’une robe traditionnelle sétifienne, espérant ainsi concilier valeurs islamiques et patrimoine culturel.
La statue n’a pas toujours été attaquée
Les deux derniers incidents attribués à des individus « psychologiquement instables » démontrent que le discours, les prêches et les invectives ont fini par faire leur chemin. La situation semble donc pire encore qu’il y vingt ans : l’attentat de 1997 a été perpétré par un groupe islamiste tandis qu’aujourd’hui certains Sétifiens passe à l’acte de façon chaotique mais néanmoins inquiétante témoignant d’une intériorisation d’une vision islamiste du monde.
Ce changement de regard est révélateur de l’évolution de la société algérienne durant le siècle écoulé depuis l’arrivée de l’œuvre du sculpteur français Francis de Saint-Vidal réalisée en 1898. La naïade a d’abord été choisie par les édiles et notables sétifiens pour couronner la rénovation de la fontaine de la place principale qu’avait effectuée le génie militaire de l’armée française quelques décennies plus tôt.
Son rôle était de signifier la transformation de Sétif en ville française comme les autres. C’est à ce titre que la statue fait une entrée triomphale dans la ville, accueillie en grande pompe par les notables, les Européens et… les musulmans. Car très vite, des pouvoirs magiques et des vertus curatives sont attribués à la fontaine-monument qui attire des femmes de toutes les communautés. L’eau jaillissante et la femme nue répondent à des angoisses profondes liées à la fertilité féminine. Rien d’étonnant à ce que le lieu devienne un objet œcuménique, une sainte patronne improvisée qui veille sur tous les habitants de la ville. C’est pourquoi la naïade a traversé intacte la guerre d’indépendance malgré le rôle de Sétif, théâtre des massacres de mai 1945, dans l’évolution du sentiment national algérien.
Plus d’un demi-siècle après l’indépendance, les croyances liées à Ain Fouara perdurent et bien que le rapport au corps et à la nudité ne soit pas évident dans une ville plutôt conservatrice où la plupart des femmes ne sortent pas sans voile, l’immense majorité des habitants de Sétif ne s’en offusque pas. On prête encore des facultés miraculeuses à son eau qui porte chance et permet de trouver un mari. Une tradition veut que les femmes célibataires mélangent du henné et du sucre pour en faire une pâte qu’elles appliquent ensuite aux quatre coins cardinaux de la fontaine – si le mélange se dissout rapidement l’être aimé se manifeste. On la visite aussi lorsqu’on se marie, le cortège des futurs époux y fait une halte avant d’entamer la vie conjugale. La fontaine garantit même la victoire de l’équipe de foot locale. Ses supporters ne sauraient assister à un match sans passer par Ain Fouara, et lorsqu’une coupe est remportée, il est d’usage de l’utiliser pour boire l’eau de la fontaine. Les hommes se la sont également appropriée pour répondre à leurs angoisses autour de la performance et de la concurrence… C’est ainsi que, malgré la montée de l’islamisme et une défiance persistante vis-à-vis de la période coloniale, la statue de la fontaine d’Ain Fouara résiste. Malgré le nombre non-négligeable d’Algériens qui la trouvent inconvenante et souhaiteraient la voir couverte, détruite ou placée dans un musée, une large majorité la considère comme partie intégrante de leur patrimoine culturel. Le poète irakien Mahmoud Rezak Al-Hakim en a célébré la légende : « Vous les passants sur un vaisseau de lumière, venez sur les Hauts-Plateaux, Celui qui visite la source des origines, boit une eau pure comme du Cristal Ain Fouara, déverse-toi, inonde les assoiffés qui se succèdent, Fontaine, nous venons à toi demander l’amour, bénis-nous d’un regard et réalise nos vœux. »
Superpositions de sens réinterprétés à travers les âges, la naïade de la Fontaine d’Ain Fouara incarne l’Algérie presqu’autant que Marianne est la France. Aujourd’hui, cet objet longtemps consensuel, à la fois lieu de mémoire et objet aux pouvoir surnaturels, devient un champ de bataille. Et ce n’est pas avec des caméras de surveillance, installées depuis les incidents à répétitions, que la bataille s’achèvera.
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