En matière d’humour, je suis ce que l’on appelle un « public difficile ». J’ai peu de sympathie pour les comiques en général, et la plupart d’entre eux m’ennuient. Si j’ai toujours apprécié Raymond Devos, que je tiens pour un poète, je suis davantage attiré par l’humour populaire, boulevardier, grossier de préférence et, pourquoi pas, scatologique – pour autant que cet art complexe qu’est la scatologie soit correctement utilisé, ce qui est rarement le cas. Des humoristes de ma génération, seuls deux m’ont toujours amusé : le Coluche de la fin des années 1970 et du début des années 1980 (avant les engagements humanitaires qui l’ont, paradoxalement, asséché), et Dieudonné qui est pour moi le « Boss ». De Dieudonné, j’aime tout : la langue – cette gouaille inimitable –, le jeu d’acteur, l’imagination, l’insolence et cette capacité à créer des univers burlesques régulièrement traversés par des fulgurances poétiques, dont ceux qui connaissent ses spectacles par le seul biais des extraits diffusés sur Internet n’ont évidemment pas idée.
Depuis une dizaine d’années, Dieudonné fait rire sur les juifs et la Shoah, même si ses spectacles abordent également d’autres sujets. [access capability= »lire_inedits »] Selon certains commentateurs, en choisissant de rire sur l’« indicible », il est devenu « l’humoriste qui ne fait plus rire personne », et tant pis si ses spectacles sont joués à guichets fermés dans des concerts de rire à faire trembler les murs ! La vérité, aussi pénible puisse-t-elle apparaître à certains, c’est qu’en la matière, Dieudonné a conservé tout son talent et qu’il réussit à faire rire sur ce qui donne généralement plutôt envie de pleurer. On peut trouver ses sketches épouvantables, ignobles, de mauvais goût − et ils le sont −, et c’est d’ailleurs parce qu’ils le sont qu’ils sont si drôles ! Qui nie l’outrance, le caractère sacrilège et l’odeur de soufre de ses spectacles ? Certainement pas son public ; c’est pour cela qu’il vient se « dilater la rate ». Lorsque Desproges disait sur scène : « On ne m’ôtera pas de l’idée que, durant la Seconde Guerre mondiale, de nombreux juifs ont eu une attitude carrément hostile à l’égard du régime nazi », tout le monde saluait le second degré et l’humour noir. Quand Dieudonné explique qu’il n’était pas né en 1940 et que, par conséquent, il ne sait pas qui « a commencé », des juifs ou des nazis, les mêmes
déplorent le premier degré et des paroles de haine ! Il faudra que quelqu’un prenne le temps de m’expliquer… Pour ma part, il ne fait aucun doute que Dieudonné est dans le second degré, au-delà du second degré, même. Ses spectacles sont un carnaval « hénaurme », une fête des fous du Moyen Âge, un contre-monde à la Jérôme Bosch, tout en grimaces et calebasses, une danse macabre dans un cimetière au crépuscule ; c’est le cri des faibles, des petits enfants, des malheureux ; tout y est cul par-dessus tête, le bien et le mal entrelacés ; le sacré est bafoué, le monde est déformé, les femmes pygmées donnent le sein à des nourrissons morts, les terroristes rigolards sont couverts de vierges et les enfants juifs martyrisés, moqués ; le roi est nu ! Le rire, jouissif, désespéré, libératoire, atteint l’extase, l’ascèse, la catharsis ! Croit-on que le public ressorte de ce charivari avec des idées de pogrom plein la tête ? « Il y a pourtant des vrais antisémites dans le public de Dieudonné », me dira-t-on. C’est possible. Mais ceux-là n’ont pas besoin de Dieudonné pour cultiver leur haine, et je trouve sinistre et injuste cette punition collective sous ce prétexte. Cela revient peu ou prou à interdire la bagnole à cause des chauffards.
Censurer Desproges aussi ? On retrouve, du reste, dans cette affaire, la méfiance ancestrale de l’élite à l’égard du rire et de la subversion populaires, celle-ci étant doublée d’un mépris paternaliste grandissant, et pour tout dire insupportable. Depuis les farces médiévales, le peuple rit de ce qui scanda- lise ou dégoûte son élite, mais au moins celle-ci fichait- elle jusqu’à présent la paix à celui-là. Pour Christophe Barbier, s’il fallait bien entendu interdire les spectacles de Dieudonné, il faut maintenant « éduquer » son public et lui apprendre qu’on ne peut pas rire de tout. Et pourquoi donc, au fait ? Parce que telle est la conception des choses du directeur de L’Express qui, dans son arrogance, la croit universelle. Et si moi, ça me chante de rire de tout ? Et avec tout le monde par-dessus le marché ? Et si je n’ai pas envie d’être rééduqué ?
L’un des rares à avoir été cohérent dans cette affaire est Alain Jakubowicz. Dans le fameux reportage d’« Envoyé spécial » diffusé fin décembre 2013, à l’origine de la curée, le président de la Licra laissait en effet entendre qu’il demanderait aujourd’hui l’interdiction du spectacle de Desproges sur les juifs, dont est tirée la sale blague ci-dessus, tout en reconnaissant avec tout le monde que Desproges n’est pas antisémite. Une telle position a au moins le mérite de poser la seule question à l’origine de cette affaire, au-delà du prétexte Dieudonné : peut-on encore rire des juifs dans ce pays ? Pour M. Jakubowicz, mais aussi, plus gênant, pour le ministre de l’Intérieur, la réponse est désormais « non ». Or, c’est là que le bât blesse.
L’art contemporain, les médias, les intellectuels, nous rappellent tous les jours que l’on peut (doit) rire de tout, se libérer de tout, ne rien respecter, enfoncer les tabous.
« L’art contemporain est un scandale permanent », clame régulièrement Télérama, qui renvoie à sa ringardise le public choqué par le crucifix d’Andres Serrano baignant dans le sang et l’urine. Une Femen mime-t-elle l’avortement du Christ sur l’autel d’une église ? Bah, le blasphème n’est-il pas un droit ? Les immigrés musulmans, nous dit-on également, doivent s’adapter à nos mœurs libérales, et c’est bien le moins en effet : Charlie Hebdo est là pour le leur rappeler. Le même Christophe Barbier ne clamait-il pas lors de l’affaire des caricatures de Mahomet « qu’il ne [pouvait] pas y avoir de limites à la liberté d’ex- pression » ? Nous sommes ainsi tous sommés d’accepter de voir ce que nous avons de plus sacré traîné dans la boue, en vertu de la souveraineté de l’art et de la liberté d’expression, celle-ci comprenant évidemment le fameux « droit au blasphème ». Mais quand le bouffon s’en prend au « sacré » que constitue la Shoah, la comédie s’arrête ! Quand il fait monter sur scène le diable Faurisson pour le faire danser sur un air détourné d’Annie Cordy, provocation suprême, blasphème total, art contemporain chimiquement pur, performance qu’au-delà de la morale, on peut aisément qualifier de « dada », on quitte soudain l’art et le spectacle pour l’ignominie nauséabonde ! Ah non, pas d’accord ! En la matière, c’est tout ou rien ! Respectons tout ou ne respectons vraiment rien ! Notre société a choisi la deuxième voie ; en cours de partie, la voilà qui brandit soudain une règle d’exception. Dans le langage du peuple, on appelle cela de la triche.[/access]
*Photo : Michel Euler/AP/SIPA. AP21506354_000007.
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