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Agriculture et bonne conscience

Les agriculteurs ont le dos large...


Agriculture et bonne conscience
Actions de blocages sur les axes principaux de transport, organisées par le monde agricole en Gironde, le 24 janvier 2024. ©MATHYS/ZEPPELIN/SIPA

Derrière la crise des agriculteurs se trouve une problématique relativement simple : les impératifs environnementaux dictés par les politiques sont imposés aux paysans au mépris des piètres conditions socio-économiques qui sont celles du monde agricole aujourd’hui.


Y a-t-il profession physiquement plus astreignante, administrativement plus contrainte, plus exposée au surendettement, aux aléas météorologiques, aux fluctuations des marchés (positives, on les tait ; négatives, on les clame), plus sujette aux disparités de revenus et, pour beaucoup de ses travailleurs, plus précaire, que l’agriculture française ? Il est exigé des agriculteurs d’assurer la sécurité alimentaire et, EN MÊME TEMPS, de satisfaire aux pratiques vertueuses dictées par des autorités plus sensibles au bien-être du doryphore qu’à leur condition. À charge pour eux, exclusivement, de supporter sur des échelles de 1 à 5 ou de 1 à 10 l’insécurité inhérente à leurs secteurs respectifs.

Cette insécurité porte essentiellement sur le médiocre niveau des revenus pour 70 % d’entre eux, rapporté à l’effort fourni et aux risques encourus. C’est pourtant cette réalité-là que les grands prêtres autoproclamés de l’écologie relèguent à l’arrière-plan du débat agro-environnemental comme s’il s’agissait d’un à-côté méprisable, quand ils ne l’esquivent pas purement et simplement. Pour eux, la question sociale est accessoire.

En butte aux agressions des antispécistes, aux vols de matériel agricole et de carburant commis par des gangs organisés, cibles de bobos ricaneurs qui en font volontiers les figures originales des Deschiens, les agriculteurs ont le dos large. Soit on les plaint, et parfois à tort ; soit on les conspue, et quelques fois à raison. Quant à la bourse plate de la plupart, attendu que le revenu mensuel moyen par ménage est inférieur à 1 500 € et que 18% vit sous le seuil de pauvreté (13 % à l’échelle nationale), tout le monde s’en fout.

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Dans l’interview recueillie par Mathieu Derrieck pour L’Opinion (23 janvier 24), le président de la Commission Environnement-Santé publique-Sécurité alimentaire du Parlement européen, Pascal Canfin lui-même, n’en dit mot.

Le colistier de Nathalie Loiseau aux européennes de 2019 est d’abord interrogé sur les tracasseries qui empoisonnent le quotidien des agriculteurs. « La gestion de la Politique agricole commune [PAC] est, dit-il, d’une trop grande complexité administrative […] Les agriculteurs passent jusqu’à 30 % de leur temps à remplir de la paperasse […] Quand je regarde un dossier PAC, c’est clair, c’est l’enfer ». Mais pourquoi a-t-il attendu qu’éclate l’exaspération des agriculteurs pour en faire l’aveu ? À son poste depuis quatre ans, qu’a-t-il fait pour vider cet enfer en poussant à la simplification ?

En dépit du « ressenti » du monde agricole, il estime que les « problèmes actuels » n’ont aucun lien avec le Pacte vert dès lors, poursuit-il, « qu’aucune des réglementations environnementales dans le domaine agricole liée au pacte n’est encore entrée en vigueur ». Pas encore…. On se serait attendu à ce qu’il précise : à mon vif regret, puisqu’il est le premier à réclamer l’application desdites réglementations.

Entre autres motifs de la jacquerie : les prochains objectifs en matière de réduction des engrais azotés et des pesticides indiqués dans le Pacte vert de la PAC 2022-2027. Ne faut-il pas les revoir au vu du contexte social ? « Là encore, répond Pascal Canfin, c’est très intéressant. Ces objectifs sont-ils de nature obligatoire ou légale ? Non. L’augmentation de la production biologique à 25 % n’est pas inscrite dans la loi européenne. C’est un des objectifs aspirationnels de la stratégie « Farm to fork ». La réduction de 50 % des pesticides à 2030 n’est pas aujourd’hui dans la loi européenne parce que le Parlement l’a rejetée ». Sa mémoire a-t-elle été aspirée au creux d’un trou noir ? En vérité, Pascal Canfin militait pour cette réduction qu’ont repoussée les parlementaires européens. Il ne tenait qu’à lui de s’en flatter ouvertement.

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La concurrence déloyale qu’a entraînée sur le marché français, ainsi que parmi les pays limitrophes de l’Ukraine, la levée des droits de douane est un autre grief. Pascal Canfin en a-t-il évalué la portée ? « Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, explique-t-il, nous avons, dans un objectif de solidarité, baissé considérablement les droits de douane sur les importations agricoles venues d’Ukraine. Cela a des conséquences majeures, notamment pour la filière volaille. Notre délégation a clairement signifié à la Commission européenne les risques. Une fois évaluées les conséquences de ces exemptions, il faudra être prêt à retravailler ce sujet des droits de douane. Sans jamais oublier que si on en est là, c’est parce que l’ami de Marine Le Pen, Vladimir Poutine, a envahi l’Ukraine ! »

Pour éviter l’effondrement de la filière volaille, la première mesure qui vient à l’esprit consisterait à rétablir des droits de douane. Sans tarder. Mais ce n’est pas le feu au poulailler qui ébranlera le flegme de Pascal Canfin. Ce qu’il suggère dans son brillant langage eurotechno témoigne d’un indiscutable sang-froid : « Sur le cas particulier de la volaille qui prend aujourd’hui de plein fouet la production ukrainienne, je pense que la question de faire l’analyse objective des conséquences pour éventuellement faire évoluer les droits de douane ou les volumes qui en bénéficient, mérite notre attention ». Tout de même ! Mobiliser l’attention, c’est une première mesure… Il ajoute : « C’est une préoccupation légitime du monde agricole qui doit pouvoir s’articuler avec notre soutien sans faille à l’Ukraine en guerre pour nos valeurs ».

Une grande insécurité sociale

Le « nous » canfinois est problématique. Désigne-t-il « Nous, Européens », « Nous, Français », « Nous, députés du groupe Renew », ou le nous de majesté, « Nous, Pascal Canfin » ? À aucun moment, n’importe lequel de ces Canfin n’aborde la question qui fâche, la question la plus « de gauche » et donc la plus embarrassante pour un écolo de progrès las de refouler sa pulsion despotique (si faiblement éclairée) : l’insécurité sociale de tant d’agriculteurs.

La porte-parole de Renew y est-elle plus sensible ? Hier, Ulrike Müller saluait dans la stratégie « Farm to Fork », « De la ferme à l’assiette », une opportunité commerciale pour les agriculteurs : à condition, soulignait-t-elle toutefois de « s’assurer qu’ils peuvent l’appliquer tout en gagnant un revenu équitable ». Aujourd’hui, qui s’en assure en haut lieu, et pour quel résultat ? En attendant, les agriculteurs français défendent les mêmes valeurs que les Ukrainiens ! Ils supportent, et faut-il leur en vouloir de le tolérer jusqu’à un certain point, de perdre leurs parts sur le marché intérieur. À ce jour, sans compensation. Aux guides de l’Union européenne à l’origine du beau geste d’en répartir le coût.



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Journaliste (Le Matin de Paris, Enjeux les Échos, L’Esprit libre, Le Nouvel Économiste), il a présente le 18-20 sur Radio Notre-Dame (100.7).

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