Même si, face aux jacqueries des agriculteurs intervenues dans plusieurs pays de l’UE, Ursula Von der Leyen revoit sa copie, les agriculteurs français ont peut-être eu tort de rentrer si vite dans leurs fermes.
Si on peut avoir une certitude en ce début de mois de février 2024, c’est que la révolte des agriculteurs français n’aura servi à rien. Démarrée à l’automne de l’année dernière, elle aura connu sa phase spectaculaire (dans le sens d’« événement de la Société du Spectacle ») pendant deux bonnes semaines au mois de janvier, avant de laisser la place à d’autres sujets qui sauront capter l’attention du consommateur d’informations…
Des blocages d’autoroute un peu gênants, quelques interpellations et gardes à vue à la suite d’intrusions au marché de Rungis, un peu de lisier et de fumier déversé devant des préfectures, quelques destructions de denrées importées, deux ou trois dégradations plus importantes ici ou là pour faire monter la sauce, des clichés savamment mis en scène montrant le face-à-face ô combien photogénique entre des tracteurs et des blindés de la gendarmerie, au total un feuilleton à 400 millions d’euros de budget pour deux semaines de diffusion avec un taux d’approbation de 80% sur Rotten Tomatoes1 ! On attend avec impatience la saison 2 juste après les élections européennes, même si les producteurs n’ont pas encore confirmé qu’elle aurait bien lieu.
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Remboursement des taxes sur les carburants non routiers
La plupart des mesures annoncées pour satisfaire les syndicats paysans majoritaires (FNSEA en tête) sont temporaires. La fiscalité avantageuse sur le gazole agricole le demeure… jusqu’à ce qu’on décide qu’elle soit écologiquement inacceptable, ce qui peut arriver dans six mois ou dans six ans, alors qu’à l’évidence le parc de tracteurs ne sera jamais électrifié dans un avenir proche. Les accords de libre-échange avec le Mercosur sont suspendus jusqu’aux élections européennes, mais les négociations continuent et il n’y a absolument aucun doute qu’elles finissent par aboutir tôt ou tard tant l’industrie allemande a besoin de nouveaux débouchés. La diminution des importations en provenance d’Ukraine ne semble pas peser lourd face à la détermination absolue d’Ursula von der Leyen et des autocrates européistes de faire entrer à toute force l’ancienne république soviétique dans le giron de l’UE.
Les écologistes scandalisés
Quant aux assouplissements relatifs à l’utilisation de certains pesticides et autres intrants contestés, ils ne sauraient être définitifs tant on peut être sûr que la gauche politique et médiatique (et, soyons justes, un souci authentique de santé publique et de préservation des sols et des nappes phréatiques que des électeurs de droite partisans d’une agriculture française forte peuvent eux aussi avoir) parviendra à les remettre en cause à plus ou moins brève échéance. Enfin, comme le rappelle Jean-Baptiste Noé dans son excellent article2, le problème de l’inflation monstrueuse des normes n’a pas vraiment été abordé lors des négociations entre syndicats et gouvernement, tout juste a-t-il été concédé que désormais on ferait en sorte d’arrêter de « sur-transposer » les directives européennes dans le code juridique français. Promesse qui ne mange pas de pain, qui n’engage que peu, mais surtout qui n’est pas à la hauteur des enjeux : ce n’est pas à un arrêt de l’inflation normative qu’il faudrait procéder, mais bien à une réduction des normes et à une simplification administrative et juridique.
Le problème de souverainetés antinomiques pas réglé
On peut dès lors parler d’une occasion manquée, un peu comme les gilets jaunes en ont été une, qui aurait pu remettre la France périphérique (c’est-à-dire la France historique, la France des paysages, la France profonde) sur le devant de la scène. Et rebattre en partie les cartes du jeu démocratique. Car ce qui se joue à l’ombre de la crise agricole qui a agité notre pays et qui continue de créer des remous chez nos voisins européens, c’est à la fois la construction politique supranationale et le dogme néolibéral consubstantiel au fonctionnement de l’UE.
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D’un point de vue politique, il ne peut pas y avoir en même temps une souveraineté européenne et une souveraineté nationale. Le pouvoir macroniste le sait bien et ment sciemment aux Français en les vantant en même temps dans tous ses discours. Soit on défend l’Europe en tant que puissance seule à même de faire contrepoids à la Chine, aux États-Unis, aux BRICS ou à tout autre entité à projection globale dans le monde, et dans ce cas l’Europe ne peut que devenir un empire supranational qui gère ses provinces en fonction de ses intérêts supérieurs et non des peuples qui les habitent, soit on défend une vision classique centrée sur l’existence d’États-nations qui coopèrent entre eux mais qui, en dernière instance, défendent d’abord leurs intérêts propres suivant le mandat politique reçu lors de chaque élection. Les deux visions ont leur légitimité, mais elles sont incompatibles. En revanche, seule la seconde possède encore une légitimité démocratique exercée à travers le vote. Or, la Commission européenne, non élue, ne cesse de s’arroger des pouvoirs qui dépouillent toujours un peu plus les États membres de l’UE de leurs prérogatives habituelles. Il y a là un quasi coup d’État qui passe étrangement inaperçu, mais surtout qui n’est rendu possible qu’avec la complicité… des États-nations eux-mêmes, ou du moins de leurs exécutifs. C’est pourquoi les concessions faites par le gouvernement français ne valent pas grand-chose, puisque dans le même temps, ce dernier ne cesse d’abandonner son périmètre de décision à la Commission européenne.
Cessons d’importer des produits déloyalement concurrents
D’un point de vue économique (mais aussi sanitaire, juridique et, in fine, politique aussi), la révolte des agriculteurs a mis en évidence le problème posé par une vision strictement libérale des choses, par l’extension infinie du domaine du marché. Dans son article déjà cité, Jean-Baptiste Noé a raison de dire que ce « n’est pas en s’enfermant derrière de hautes murailles que l’on sauvera l’agriculture française », pour autant la question se pose de l’assujettissement total du monde paysan aux règles de concurrence libre et non faussée. Non seulement le marché n’est pas toujours le moyen le plus efficace de régler les choses (on renverra le lecteur à la série D’Argent et de sang consacrée à la méga-arnaque aux quotas carbone, catastrophe absolue découlant directement de la financiarisation libérale d’un secteur qui aurait dû être réglementé par les pouvoirs publics), mais il est des sujets qui devraient échapper au marché et rester dans le giron politique et démocratique. La sécurité alimentaire, qu’elle soit celle de l’autosuffisance et de l’indépendance ou celle de la qualité sanitaire et de la sûreté environnementale, en est un. Interdire le glyphosate ou les néonicotinoïdes à nos paysans quand il est interdit à tous les producteurs qui ont le droit de vendre sur notre sol, cela peut avoir du sens, car si les rendements baissent, ils baissent pour tout le monde. Les interdire quand tout le monde les autorise et qu’on n’érige pas de barrières douanières, c’est à la fois suicidaire et hypocrite.
Nos agriculteurs sont rentrés sagement (dans l’ensemble) chez eux sur leurs tracteurs après avoir obtenu quelques concessions temporaires qui ne changent rien au cadre économique, politique et normatif dans lequel ils évoluent. Les mêmes causes provoquant les mêmes conséquences, ils sont fondamentalement revenus à la case départ, après ce qui ressemble à un baroud d’honneur.
1 Rotten Tomatoes est un site Internet dévolu aux critiques et aux informations sur les films. Le nom provient du vieux cliché qui voulait que le public des vaudevilles jette des tomates pourries (rotten tomatoes en anglais) sur les acteurs pour sanctionner la médiocrité d’une représentation.
2 https://www.causeur.fr/nos-agriculteurs-se-revoltent-surtout-contre-la-chape-des-normes-275452
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