Quand une société a abandonné tous ses anciens rituels, elle en invente de nouveaux qu’on ne peut même pas dire « républicains » puisqu’ils renaissent sur les décombres des institutions que n’a pas su protéger la République: l’école, en tout premier lieu, qui vient d’être à nouveau le théâtre d’un fait divers sanglant.
On recourt alors, pour endiguer colères et peurs, à un rituel qu’on ressort, inchangé, dès qu’un meurtre particulièrement odieux justifie qu’on s’en remette à cet exorcisme collectif censé apaiser les esprits, appelés à trouver dans ce drame l’occasion de faire preuve de résilience alors qu’on arrache jour après jour au peuple français un consentement forcé à accepter l’inacceptable, à désirer l’indésirable. Mais on a la tragédie qu’on peut, et celle-ci se déroule généralement en cinq actes, comme dans le théâtre classique.
Acte I : La stupeur. C’est à chaque fois la même litanie devant les caméras : comment est-ce possible ? C’est effroyable ! On ne s’y attendait pas… comment aurait-on pu imaginer… un garçon si gentil, etc. On découvre, ou feint de découvrir, combien les êtres humains peuvent être complexes et pervers et que le Mal, qu’une société civilisée se vantait d’avoir repoussé hors de la cité, est toujours bel et bien là, en embuscade. Mais qu’à cela ne tienne puisqu’on va faire front, tous ensemble qui plus est, comme si c’était là l’arme fatale contre un ennemi que des siècles de culture ne sont pas parvenus à éradiquer, mais avec lequel on pensait avoir au moins conclu un pacte de non-agression. La stupeur engendrant parfois la stupidité, l’envie vous prend alors de relire saint Augustin, Dostoïevski et quelques autres auteurs de même envergure qui ont vu, décrit, analysé ce que nous ne voulons plus voir, et qui ne fait que s’aggraver du fait de notre cécité.
Acte II : La contagion émotionnelle. L’émotion est sincère, à n’en pas douter, et il y aura toujours, dans tous les pays du monde, de « braves gens » bouleversés par les horreurs auxquelles ils ont assisté, désarmés et impuissants. Le problème n’est donc pas là mais dans l’orchestration des émotions individuelles, collectées par les médias et fondues en un chœur qui, à l’inverse de celui des tragédies antiques, n’est pas la voix du peuple jugeant sévèrement les héros égarés par leur démesure, ou se montrant compatissant à l’égard des êtres humains accablés par les dieux ou le destin. Le chœur antique est la voix d’une humanité souffrante mais en quête de justice, alors que la foule apitoyée semble participer à un grand lessivage collectif qui disperse la crasse au lieu d’en rechercher pour de bon les causes, tout en acceptant l’idée que vivre est en soi un risque qu’aucune mesure de prévention ne saurait écarter. Comment expliquer que l’on puisse à la fois brandir le « principe de précaution » pour des délits virtuels, et laisser s’installer une barbarie bien réelle ?
A lire aussi, Jean-Paul Brighelli: Agnès Lassalle, tuée pour rien
Acte III : Mise en place d’une cellule d’aide psychologique. C’est là le premier pas d’une stratégie de reprise en main après la sidération initiale. Toutes les personnes impliquées dans le drame en tant que témoins plus ou moins proches de la victime, ou habitant sur les lieux où s’est déroulé le drame, sont invitées à venir parler de ce qu’elles ressentent et qui, demeuré enfoui, risquerait d’empoisonner leur vie. Rien à redire à cela, sinon qu’on attend sans doute trop, à titre personnel, de cette phase du rituel purificateur qui devrait également agir en amont : à quand une cellule psychologique permanente pour venir en aide aux enseignants en détresse avant qu’ils démissionnent ou se suicident ? Une sollicitude ponctuelle, si bienvenue soit-elle, risque de surcroît d’étouffer dans l’œuf toute velléité de révolte organisée contre ceux des politiques qui, investis de pouvoirs régaliens, ont failli à leur tâche mais vont profiter de l’émotion collective pour détourner l’orage qui plane sur leurs têtes, comme le montre l’acte suivant.
Acte IV : Rien de politique dans tout ça ! La professeure assassinée baigne encore dans son sang qu’on le sait déjà, on en est même sûr : « Ce n’est pas politique ! » Traduit de la novlangue ça veut dire: n’allez surtout pas chercher des coupables, ou même des tant soit peu responsables. Pas du fait divers lui-même bien sûr – celui-là ou un autre – mais au moins des conditions de tous ordres qui l’ont rendu possible : climat délétère dans la France entière, banalisation de la violence, zones d’insécurité en extension constante, et enfin port d’armes à l’école comme si c’était aussi normal que d’emporter avec soi livres et cahiers. Il paraît qu’on ne peut pas résoudre le problème en installant des détecteurs de métaux, et que ce serait liberticide… Qu’importe d’ailleurs puisque ce ne sont pas les porteurs d’arme qu’il faut d’abord empêcher de nuire, mais tous ceux qui vont chercher à « récupérer » le potentiel émotionnel de l’événement en faveur de leurs idées nauséabondes. Ce qui semble cette fois-ci difficile vu le profil de l’assassin, et le lieu plutôt sécurisé où il a commis son crime ! Mais enfin la rhétorique est si bien rôdée qu’elle peut encore faire de l’effet. Quelques jours après le drame il n’y aura déjà plus rien à voir et à dire, du moins jusqu’au prochain séisme émotionnel qui sera lui aussi sans lendemain.
Acte V : Une marche blanche. Aussi blanche que l’arme qui causa la blessure mortelle ! Mais chacun sait qu’il y a blanc et blanc, bien sûr. Une marche en général silencieuse par respect pour la victime et sa famille, mais aussi pour faire savoir qu’on ne veut « plus jamais ça ! ». Quoi qu’il en soit de ce vœu pieux, la marche blanche est le point culminant d’un « blanchiment » des cœurs et des esprits ; ce défilé ritualisé finissant par paraître aussi grandiose, dans sa simplicité angélique, que l’Enchantement du Vendredi Saint dans le Parsifal de Wagner, ou le chœur des pèlerins dans Tannhäuser. C’est en tout cas une phase ultime de l’exorcisme collectif qu’il ne faut à aucun prix manquer car on s’y nettoie l’âme mieux que jadis à confesse ; d’autant qu’on y participe afin de « rendre hommage » à la victime dont la mort prend dès lors une dimension héroïque qui en masque le côté effroyable ou sordide. Que ne s’est-on mobilisés plus tôt afin de permettre à tous les enseignants qui subissent au quotidien les agressions de leurs élèves, et désespèrent d’être entendus par leur hiérarchie, d’exercer leur métier sans risquer leur vie !
Est-ce donc vraiment là l’unique représentation, codifiée et théâtralisée, que la société française est capable de se donner d’elle-même, de ses chagrins et de ses espérances quant à la possibilité de vivre encore en commun ?
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !