Les carnets de Roland Jaccard
Jamais autant que ce matin en m’extirpant péniblement de mon lit, je n’ai trouvé aussi pertinente cette réflexion d’un ami de Cioran : « Le corps qui vieillit est le bourreau érigé tous les jours en tortionnaire impitoyable de l’innocence perdue. »
Le même ami de Cioran, Guido Ceronetti, observait que les vieux aiment de la même manière que les jeunes : ils aiment peu. Mais, à la différence des jeunes, pour cette contribution à la désertification des sentiments, les vieux sont punis.
Nous, pauvres humains, de quoi sommes-nous faits ? D’eau et d’attente. Ce que nous attendons, c’est qu’on nous pousse vers la sortie.
Au moment même où, canicule oblige, tout le monde fait assaut de compassion, je pense à ce mot si juste de Jean-Pierre Georges : on n’oblige personne à être vieux, celui qui est vieux ne peut s’en prendre qu’à lui-même… à quelle compassion voudrait-il prétendre ?
Cioran était favorable à l’extermination des vieux. Il avait évidemment raison. Mais une extermination générale ne serait pas mal non plus. Elle arrivera sans doute plus vite qu’on ne l’imagine, cette bonne vieille planète aspirant à un peu de repos. L’humanité n’aura duré qu’un temps assez bref. D’ailleurs, comme nul ne l’ignore, l’homme est une invention récente… et ratée de surcroît.
A lire aussi : Julien Green, esthète des pissotières
Sentiment de fraternité avec Jean-Pierre Georges quand il note qu’être incompris est bien la dernière chose sur laquelle il peut miser. Nous sommes parfaitement compris, et cela n’arrange pas nos affaires.
Après ma mort, j’espère qu’on dira de moi : « C’était un vrai salopard, mais ses livres valaient le détour. » Mais j’ai bien peur que l’inverse se produise : « C’était un chic type, mais on aurait pu se passer de ses sermons nihilistes. »
Tout écrivain un peu futé le sait : rien n’est plus irrésistible que le récit d’un échec, la description d’un processus de décomposition. La vie quoi ! Mais amplifiée par cette forme de désinvolture géniale ou de rage contenue qui n’est donnée qu’à quelques rares élus. Les autres vivent dans le ressentiment : tous ces efforts qui n’ont abouti à rien. Je leur conseille, en guise de consolation, de lire Calvin et de méditer sur sa théorie de la prédestination. En pure perte.
* * *
Un nouveau mot, porté par les féministes, fait florès dans la langue française : « féminicide ». Uxoricide serait plus correct, puisqu’on recense plus de 100 femmes tuées par leur conjoint chaque année en France. Un fin connaisseur des femmes s’exclamerait : « Seulement ! »
D’autant que le nombre de victimes chez les hommes est à peu près équivalent : seules les méthodes divergent. La violence des uns choque, la sournoiserie des autres passe inaperçue.
Évidemment, ce centenaire qui a tué son épouse de dix ans de moins que lui, handicapée de surcroît, à coups de bâton n’est pas un exemple à suivre. Mais ce fait divers en dit long sur la haine et les humiliations qui s’accumulent au fil des ans dans les couples.
« Épargnons-nous la corvée de vieillir », conseille Éric Neuhoff. Le cinéma français vieillit mal. Le diagnostic est impitoyable. Lisez Ce cher cinéma français, publié par Albin Michel.
* * *
Comment aimeriez-vous mourir ?
Ceci qui me flatte : la hantise de la mort est, selon Rothko qui se suicidera en 1970, l’essence même de l’art.
Ceci qui me semble tout aussi pertinent : le suicide est la hantise des imbéciles et des damnés. Pourquoi ne suis-je pas plus obsédé par la sodomie ou les bagnoles ?
Ceci que je dois à Cioran : passer du désir à l’acte n’est qu’une concession aux préjugés du vulgaire qui tient pour supérieur l’accompli à l’inabouti. Une excellente raison pour ne pas prendre la poudre d’escampette.
Quant à la question : comment aimeriez-vous mourir ? Je préfère ne pas y répondre, car ce serait préjuger de l’avenir et, surtout, partir de l’idée que je suis encore vivant (quelle présomption à 70 ans !).
A lire aussi : Sur Hamilton, Polanski, Ramadan et la liberté d’expression
Blague à part : mourir en été au bord d’une piscine – pourquoi pas celle de Pully ? – après avoir infligé sous un soleil de plomb quelques humiliations à mes partenaires au tennis de table, ne serait pas pour me déplaire.
Mais cela navrerait mon ami genevois Jean-François Duval qui cotise depuis vingt ans à Exit pour que je puisse bénéficier d’une mort douce comme le pays qui m’a vu naître. Par orgueil, je préférerais mon Smith & Wesson à une potion létale, même agrémentée d’un bircher muesli.
Mais je suppose que je mourrai comme j’ai vécu… de la manière la plus banale qui soit.
D’ailleurs, la mort n’est-elle pas elle-même atrocement banale ?