Afrique: la responsabilité est ailleurs


Afrique: la responsabilité est ailleurs

Afrique migrations Occident

En l’espace d’une semaine, le millier de morts africains dans la Méditerranée a suscité de nombreuses réactions. Parmi elles : deux qui, pour utiliser la formule consacrée, font le buzz. Mais aussi et surtout, elles donnent la température du continent, dessinent ses références et ancrent davantage ses nouveaux repères. L’Afrique par « la bouche de ceux qui se font sa bouche » est fiévreuse et perdue dans et par sa cécité culpabilisatrice.

La première réaction en date du 23 avril, tribune parue sur le site Rue 89, est une violente accusation de l’Occident contre les malheurs actuels comme ceux historiques de l’Afrique. Aminata Traoré, son auteur, y prolonge dans un registre éculé dont elle est coutumière, le règlement de compte entamé dans son livre coécrit avec Boris Diop, La gloire des imposteurs. Pêle-mêle, l’adresse agrège les vieux poncifs de l’accusation anti-occidentale : pillage des ressources, géopolitique toute cynique et volontairement criminelle, volonté éhontée de domination, capitalisme atlantiste et tueur de bébés sahéliens, prédation économique et expropriation identitaire. J’arrête ici la saignée. Le nouveau drame sert de nouvel exemple à madame Traoré pour ressortir ce pamphlet si commode qu’il faut juste astiquer, sortir du placard et resservir en saupoudrant toujours la charge de véhémence.

La seconde est quant à elle signée Fatou Diome. Romancière sénégalaise et francophone, elle a poussé un mémorable cri de colère sur le plateau de « Ce soir ou jamais », contre l’indifférence coupable de l’Occident blanc sur les drames des migrations. Portée par cette vindicte presque lyrique, dans un ton et une agressivité qu’on lui connaissait peu, son accusation regroupe un ensemble clichesque sur le racisme indifférent de l’Occident et l’hypocrisie d’ennemis qui seraient presque biologiquement anti-africains. Elle vécut ainsi l’heure de gloire que trois romans poussifs n’avaient pas aidé à domestiquer. A vrai dire, rien de nouveau sous le soleil. Grattez n’importe quel africain qui s’énamoure du continent, vous retrouvez ce dessein d’émancipation, de nostalgie mais surtout de ressentiment. C’est monnaie courante. Peu de frais. Et on décuple sa résonance et multiplie ses émules. Pas étonnant que les intellects souffreteux encombrent le créneau.

A elles deux réunies, on ne pourra trouver une seule responsabilité africaine au premier plan, qui émergerait de leur logorrhée passionnelle. On a cherché.

Ainsi libellée en effet, en temps d’émotion, quand le déni de la responsabilité exonère jusqu’à l’élémentaire introspection chez les africains, cette colère servie par deux singulières voix, a gagné en écho, recruté beaucoup au sein de la jeunesse diasporique où la vidéo et l’article sont partagés frénétiquement, agrémentés de slogans et distribués comme viatique. Femmes, intellectuelles, écrivains, noires, engagées, il ne fallait rien de plus pour que la légende les élise au panthéon des justiciers dont est si friand le continent. Sous le capot, en revanche, rien : c’est fumeux. C’est la vapeur du remâché jusqu’à l’insaveur, ici, l’inconséquence. Même la féminité ne les sauve pas. Ces colères auront vocation à être ressuscitées sur d’autres plateaux au gré des prochains drames qui pendent.

L’anti-occidentalisme a bon dos.

Cette musique est lancinante, systématique, mensongère et grave. Elle cautionne la démission, crée l’appel d’air pour des bourreaux locaux qui se verront lavés et confiés un blanc-seing. Le procédé même de ce type de réaction, qui émane d’ailleurs de diverses voix aux parcours inconciliables, qui de Kémi Séba au complotiste sans grade qui délire devant son écran, qui d’intellectuels en quête de rebond, est nauséabond et dangereux. Il est devenu un fonds de commerce obscène. Ce qui m’insupporte plus c’est cette forme de discours préconçu qui essentialise l’Occident, en en faisant un bloc unique et homogène. Il y a chez madame Traoré une manière de porter l’Afrique en bandoulière, comme les déchets Khadafi et Séba le font en tenue siglée du drapeau du continent, et d’omettre sciemment des drames internes qui deviennent par magie extérieurs donc importés. Ainsi chez Traoré, les guerres ethniques et religieuses, la famine, les coups d’états, le non-respect des processus démocratiques, le fanatisme religieux, sont tous des produits d’inégalités économiques et d’hégémonisme culturel causés par le méchant ogre capitaliste occidental. Elle ne prend jamais le soin, ne serait-ce pour la conscience factuelle, d’inviter les gouvernants africains dans le sinistre banquet qu’elle convoque. Elle nie ainsi chez eux toute responsabilité et en fait des gadgets secondaires oubliant, presque par miracle, ses séjours ministériels où le succès contre le mal face auquel elle piaffe n’a pas été patent d’évidence.

S’ériger ainsi en bouclier du continent est le miteux cache-sexe d’une caste d’intellectuels qui, non contents de n’être à l’avant-garde d’aucune ingénierie pour émanciper le continent par le talent, le génie, la création, s’abaissent dans cette fangeuse fausse de la dénonciation d’où ne jaillit que la petitesse du ressentiment doublée d’un échec sur lequel ils se soustraient à toute reddition de compte. En simplifiant l’équation des problèmes africains, en imputant l’entière responsabilité à des faits extérieurs et en minorant au mieux leurs propres forfaits, ils font de l’histoire le seul responsable, mais s’adjugent un futur pour ces rares acquis. Ces réactions qui colorent la pensée des apprentis révolutionnaires qui pullulent sur les incubateurs des réseaux sociaux, sont in fine risibles et oubliables, quand elles sont le fait d’une immaturité politique et infantile de jeunes qui se cherchent. Mais que des voix qui semble-t-il comptent, inspirent, ont exercé des responsabilités, s’y adonnent, est annonciateur d’un grave dysfonctionnement à toutes les échelles.

Le paradoxe qui rend ces réactions encore plus intéressées et nihilistes, c’est que jamais on ne les entend tonner ou pester contre les annonces de croissance, les minorités – dont ils sont – qui s’enrichissent, les bâtiments qui sortent de terre, les signaux de cette Afrique dite sur le décollage, du fait exclusif de ce capitalisme qu’ils pourfendent. A l’unisson et de concert mobilisés à chanter cette Afrique qui « bougerait », en futur géant, ils magnifient ce capitalisme réhabilité, mais refoulent tous les drames du fait traditionnel. Cela est d’autant plus inique que le dessein pernicieux se double d’une hypocrisie.

S’il vient à l’idée de ma compatriote Diome de s’émouvoir du sort de ces enfants que Le ventre de l’atlantique engloutit, je l’invite si elle a encore un peu de ressources au cœur, si le déséquilibre l’émeut comme elle semble encline à l’être, à s’émouvoir des dominations intérieures au Sénégal : domination religieuse, drames des enfants des rues, gabegie politique, droits des femmes de ménages et de ses consœurs de manières générales. Qu’elle me trouve dans son élan de jument noire attelée à remplir les moulins de la décadence sénégalaise, dans ces problèmes sociétaux lourds, des éléments à charge contre les blancs. Qu’elle me dise pourquoi ne on ne l’a pas vue dans les combats féministes pour la parité, que n’a-t-elle enfourché son rôle vibrant dans les débats de nos nations desquelles découlent l’ensemble de nos problèmes. Mais ce sont des sujets qu’il est de bon ton d’éviter. L’abdication des intellectuels africains devant les chefferies traditionnelles dont les privilèges creusent la fange des miséreux, mais si boursouflés de courage pourtant quand il s’agit de dénoncer l’Europe, est le premier acte de lâcheté qui chapeaute cette défausse progressive. Fatou Diome n’en a cure. Elle assène ses coups de poings. On en tire quelques substances qui deviennent leitmotivs et slogans :

« On sera riche ensemble où on va se noyer tous ensemble. » Derrière la bourrasque pas une once de vérité. Ceux qui se noient, ceux qui meurent, depuis longtemps, de la pauvreté dans le monde n’ont jamais perturbé le confort des riches, dans les pays d’origine comme dans les pays d’immigration. Ces facilités de langage, soupesées pour seoir au téléspectateur avachi et revanchard, n’emportent avec elles aucune vertu. La réalité c’est que les crimes frappent depuis les origines les plus démunis. Les riches se soignent mieux, se déplacent à leur guise, lier leur fin prochaine au péril des pauvres, c’est ignorer d’un aveuglement dangereux, que jamais l’humanité n’a été aussi divisée, entre des riches de plus en plus riches et des pauvres dans le même schéma. Sans que les villégiatures des premiers ne soient émasculées par la mort lointaine des seconds. On pourrait disserter sur les inégalités, sans différences de races, et l’on aurait raison de douter d’une humanité aussi morbide dans sa redistribution, mais rien des colères télévisées réduisant le problème à la binaire question racialiste ne résout un problème. Cela n’est pas tout, Fatou Diome est généreuse en candides foucades. Notons celle-là : « Il n’y a rien de plus exotique pour un villageois sénégalais qu’un Suédois » La phrase presque bien trouvée, aboutissait une démonstration sur le niveau horizontal de perception entre Nord et Sud. Une telle audace remplie d’insincérité revisite l’histoire et la biaise. Les candidats à l’immigration clandestine, tout comme les immigrés légaux, voient encore l’Europe comme un mirage. Tendez n’importe quel visa à un Sénégalais moyen, il s’empressera de voyager. L’élite envoie ses enfants ici. Une importante masse dirigeante a été et est encore formée en Occident. Cette hémorragie n’est pas juste le fait d’un plaisir de voyageurs, elle décrit autre chose de plus terrible, même l’immigration scolaire est une immigration économique. C’est ici condensé, l’échec nègre, qu’il faut convoquer au banc des accusés, il faut demander des comptes à des gouvernants qui ont produit des pays où personne ne veut plus rester, où même les privilégiés, quand ils sont acculés par une santé menacée, s’engouffrent dans des avions à destination des hôpitaux les plus coûteux, quand des villageois eux sans choix côtoient la mort. L’effet du discours de Fatou Diome rejoint la candeur de ses livres, où de colères superficielles en littérature dite militante, elle n’ose questionner les racines du mal.

Mais qu’à cela ne tienne. Aminata Traoré n’a de garde de se laisser tourmenter par ces faits têtus. Marchant d’un pas complice avec Boubacar Boris Diop, qui de tâtonnement en ressentiment, aura précipité son œuvre dans la réaction, elle a du ressort. Toutes les luttes opportunes comme l’émancipation des minorités se voient chez Traoré en aubaine pour dénoncer l’intrusion occidentale. Toutes les bonnes volontés au chevet… A force de se caresser le nombril, elle rétrécit dans un sectarisme, assorti d’une candeur rouspéteuse qui n’a de valeur que cette transe ponctuelle devant laquelle s’excitent ceux qui craignent l’infusion lente et douloureuse du débat. Elle continuera, irriguée par le ressentiment, et la gloriole de rebelle idiote du système, à entonner ce refrain, à accuser Hollande d’intervenir au Mali. Elle chantera l’Afrique unie, ce vaste cadavre fantasmé que les peuples tous les jours repoussent à leurs caprices derniers. Toutefois, madame Traoré se gardera de parler de l’Afrique du Sud et de son autorité morale et royale, quand elle réveille des pogroms contre leurs frères. Elle ne militera jamais dans les prisons africaines pour les milliers d’homosexuels enfermés. Ces caprices droit-de-l’hommistes insufflés par l’Occident ne méritent pas un article chez elle.

Ces deux femmes qui semblent découvrir les drames de l’immigration comme à la criée, au plus offrant en nombre de mort, ont habité un mutisme sidérant quand Khadafi, roitelet d’Afrique, utilisait ce bétail africain comme variable de pression contre ses ennemis occidentaux. Ce désert libyen n’a pas attendu 2015 pour assécher beaucoup d’africains dans le silence d’une condition de miséreux réduits en esclavage. Ce Khadafi au chéquier généreux, qui a acheté la conscience d’une Afrique sans dignité, a été célébré ; ses crimes omis ; il importait de tenir cette ligne de front unie contre l’ennemi fantasmé. Aminata Traoré aurait pu porter un combat nouveau, l’esclavage en Mauritanie, les crimes contre les migrants au Maghreb, la situation des noirs au Soudan, au Liban. C’est là que ce discours préfabriqué est indéfendable. Rien ne le sauve : ni la vertu d’une constance, ni la vérité des engagements, ni une conviction plurielle. Ce qui inquiète le plus, c’est la réception de ces verbiages dans la jeunesse : la passion, le ressentiment, le déni. Mais que faut-il attendre d’une génération à l’idolâtrie facile, à défaut de s’ériger au niveau de l’exigence de courage ? Cette jeunesse qui a soif et qui l’étanche par la baveuse diarrhée de maîtres malnutris.

Faux débats

Et qu’on arrête pour de bon ces querelles de chiffonniers sur l’afro-pessimisme et l’afro-optimisme. Gadgets d’une bipolarité imbécile où les tenants se cherchent un genre. Ces deux notions n’ont pas d’existence factuelle en prise avec le réel. L’afro-optimisme béat et énergique ne change rien à la réalité d’un continent qui meurt en silence. L’afro-pessimisme cynique ne change en rien un potentiel présent qu’il serait vain de nier. Les deux mouvances ne sont que des postures qu’il faut urgemment déprécier. L’afro-responsabilité, hybride commode que l’on a trouvé en recours, est un équilibrisme de positionnement dont les inconforts dégringolent à la moindre imprudence. Il n’y a qu’une chose : c’est l’afro-vérité. Il faut composer avec elle. La fixer avec la lucidité qui sied et produire des idées pour la tirer de ce sommeil de l’accusation.

Le seul chantier sur lequel les intellectuels africains sont attendus : c’est la production inspirée d’idées, de solutions, pas ce dualisme benêt rempli d’escomptes. L’anti-occidentalisme est devenu le puissant fédérateur de satrapes roupillants, de pieds nickelés kémites, de propagandistes grossiers, de religieux identitaires, et dernièrement d’intellectuels étroits. Tout ce large spectre de destins affairés à détenir une emprise sur des publics consommateurs de rêves, est devenu le bagne spirituel d’un grand ensemble continental et diasporique dont la fuite en avant installe ce continent dans une agitation continue. Une fournaise qui semble devoir se familiariser avec le sang et la mort, pendant que la force d’impulsion se presse sur des tribunes occidentales pour refouler sa responsabilité. C’est cette famille que vient d’intégrer Fatou Diome, bizutée dans l’exercice par la marâtre du genre Aminata Traoré. Ce n’est rien de moins que la plus grande défaite de l’intellect africain que de voir, en temps de proclamation ad nauseam de l’indépendance de l’Afrique, ce grand enfant africain fuir son continent en disqualifiant ses dirigeants, prêt à sacrifier sa dignité contre un bout de confort. Une fuite pendant que ses défenseurs aboient contre un Occident pour lequel ils bradent leur vie. Cette tension est terrible et plus éloquente que cette gloire des imposteurs à la défense de l’Afrique qui, ultime pied de nez, écrivent leurs tribunes et poussent leurs cris sur des plateaux occidentaux.



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Après-Charlie: Luz ne dessinera plus Mahomet
Article suivant Royaume-Uni : David, Ed, Nigel et les autres

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération