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Trente ans après la fin de l’apartheid, où va l’Afrique du Sud?

De l'apartheid au multiculturalisme


Trente ans après la fin de l’apartheid, où va l’Afrique du Sud?
Le président de l'Afrique du Sud Cyril Ramaphosa s'exprime lors d'une conférence de presse commune avec le chancelier allemand Olaf Scholz à Pretoria en Afrique du Sud, le 24 mai 2022 © Themba Hadebe/AP/SIPA

Reportage dans la nation « arc-en-ciel »…


« Il s’agit d’une politique de bon voisinage. Il faut accepter le fait qu’il y a des différences entre les gens. Dans la mesure où ces différences existent, vous devez les reconnaître. Cela ne vous empêchera pas de vivre ensemble ou de vous entraider, mais cela sera mieux si vous le faites comme de bons voisins ».

Ces paroles auraient pu sortir d’une réunion non mixte ou d’un repas communautaire organisé par la France Insoumise. Elles ont été tenues en 1950 par Hendrik Verwoerd, ministre des Affaires indigènes en Afrique du Sud, en charge de la législation de l’apartheid. En 1992, la fin de l’apartheid est soumise par référendum aux Blancs. 69 % d’entre eux approuvent les négociations entamées par le Président Frederik De Klerk, Afrikaner d’ascendance huguenote. Deux ans plus tard, les premières élections au suffrage universel ouvertes aux Noirs sont remportées par Nelson Mandela.

Trente ans plus tard, où en est la nation « arc-en-ciel » ?

La tentation zimbabwéenne

Le slogan « nation arc-en-ciel » vient de la bouche de Desmond Tutu. L’archevêque anglican nous a quittés le 26 décembre dernier. Si la formule peut prêter à sourire, elle répond alors à une urgence : ménager les rancœurs des Afrikaners et éviter la guerre civile. Dans le centre du Cap trône la cathédrale Saint Georges. Après y avoir longuement officié, l’homme y repose désormais. Dans un parc situé à deux pas, une sculpture laisse les badauds indifférents, pourtant nombreux en ce dimanche de Pâques. L’homme n’est pas un illustre inconnu, il n’est autre que Cecil John Rhodes. Magnat du diamant, cet homme d’affaires britannique devient Premier ministre du Cap en 1890 après s’être attiré les faveurs des Afrikaners. Certain que les Anglo-saxons sont destinés à dominer la planète, il rallie à son rêve d’hégémonie les Boers (paysans afrikaners), ceux-ci étant, comme les anglo-saxons, protestants et d’origine germanique.

Entre Terre et Lune, l’homme d’affaires souhaitait créer une ligne de train reliant Le Cap au Caire. Aujourd’hui, un gamin métis joue aux pieds de la statue du colosse levant le bras. Surveillant son enfant, le père ne prête même pas attention à la présence du colon. D’autres esprits ne sont pas inclinés à une telle mansuétude. Le 9 mars 2015, un étudiant en sciences politiques vide un seau d’excréments sur la statue de Cecil Rhodes qui trône à l’université du Cap. Un mois plus tard, le colosse est déboulonné par l’université. Dans la foulée, le gouvernement augmente les frais d’inscription aux universités. Guidée par le slogan #Rhodes doit tomber, une fièvre décoloniale se propage alors, non seulement sur Twitter mais dans la rue. À Johannesburg et au Cap, des manifestations étudiantes frôlent l’insurrection – les forces de l’ordre ont bien du mal à les contenir.

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Avant de nous quitter, Cecil Rhodes légua son nom à la Rhodésie du Sud, laquelle accouchera du Zimbabwe en 1980. Au début des années 2000, quelque 4000 des 4500 fermiers blancs y sont expropriés sans compensation au profit de fermiers noirs. Ce grand bond en avant profitant à des proches du régime sans aucune connaissance de l’agriculture, les dégâts économiques ne se font pas attendre. Il faut attendre l’année 2020 pour que les fermiers expropriés soient dédommagés.

Au pouvoir depuis 1994 en Afrique du Sud, l’African National Congress n’avait jamais cédé à cette forme de populisme. Cependant, la question revenait régulièrement sur le tapis. Arrivé aux rênes du pays il y a cinq ans, Cyril Ramaphosa a pris exemple sur le voisin zimbabwéen. Le 7 décembre dernier, son projet d’expropriation de fermiers blancs sans indemnisation a été rejeté par le Parlement.

Les veines ouvertes de l’apartheid

Afin de plaider sa cause, le vieux pilier de l’ANC brandit des chiffres : environ 72 % des fermes sud-africaines sont alors possédées par des Blancs, alors que ceux-ci ne représentent que 8 % de la population[1]. En septembre 2018, Thabo Mbeki, président de 1999 à 2008 met en garde son ancien compagnon de lutte. Dans un rapport intitulé Qu’est-ce que l’expropriation des terres sans compensation ?, il dénonce violemment la dérive racialiste engagée par Cyril Ramaphosa. « Dire que la terre doit être prise aux Blancs et donnée aux Noirs équivaut à une trahison de l’identité de l’ANC », écrit-il. Près de trente ans après la réconciliation, comment l’Afrique du Sud en est-elle arrivée là ? Un séjour sur place donne des éléments de réponse. Je suis au Cap, c’est le week-end de Pâques et dans les rues, force est de constater que le développement séparé est toujours bien ancré. Que l’on s’intéresse ou non à la couleur de peau de ses semblables, les yeux ne mentent jamais.

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Sur les rives du Waterfront – là où se rencontrent les deux océans – les restaurants huppés se succèdent les uns aux autres et les clients attablés sont pratiquement tous blancs. Ceux qui leur apportent leurs assiettes ou leurs verres de vin blanc sont très souvent noirs. Même tableau dans les boutiques chics. En revanche, plus on s’éloigne des quartiers huppés du Cap, plus les Blancs deviennent invisibles, jusqu’à disparaître complètement. Dans le township de Soweto, près de Johannesburg, ou dans celui de Langa, au Cap, des gamins en guenilles n’ont d’ailleurs pratiquement jamais vu de Blancs. Quant aux couples mixtes, ils sont très rares au Cap, très très rares. Les quelques téméraires sont généralement acteurs d’une amourette entre un étranger (blanc) et une Sud-africaine (noire). Encerclés de regards souvent ahuris, quelquefois fascinés, d’autres fois outrés, les couples mixtes incarnent un esprit très moderne malgré eux. Quarante ans d’apartheid, son corollaire d’interdiction de mariages et de galipettes entre Noirs et Blancs laissent des cicatrices irréversibles.

Apartheid et multiculturalisme, même combat?

« L’unité dans la diversité » est pourtant la devise de l’Afrique du Sud. En promouvant cette maxime, les dirigeants de l’ANC souhaitaient éviter la guerre civile. S’ils y sont parvenus, la diversité dressée en étendard n’est pas synonyme de métissage, loin de là. Une critique récurrente de l’arc-en-ciel porté comme guide spirituel, c’est que s’ils cohabitent sans guerroyer, les rayons de l’arc-en-ciel ne se mélangent jamais. Trente ans après la fin de l’apartheid, les mentalités de l’Afrique du Sud tardent à se défiger et la notion de race y tient une place prépondérante. Parlez avec n’importe quel Sud-africain, il utilisera le mot « race » sans aucune pudeur. Et en France, certains voudraient bien croire que réhabiliter la notion de race – au sens de construction mentale, pas de la couleur de peau, se plaisent-ils à répéter, mais de race quand même – mènerait la société vers plus d’égalité ? Quelle naïveté…

En réalité, cette tentation marquerait le début d’une grande régression. Pour achever de s’en convaincre, nul besoin de préparer le concours de Normale Sup’, ni même l’agrégation d’Histoire. Un simple tour en Afrique du Sud suffira. Alors qu’elle a introduit des quotas de travailleurs étrangers et que de violentes opérations anti-migrants rythment son actualité, l’Afrique du Sud est arrivée à un moment charnière : rester sur la voie de la réconciliation initiée par Mandela, qui en dépit des atrocités de l’apartheid (les autorités estiment à 21 000 le nombre de morts liés aux violences politiques durant cette période, pratiquement tous noirs), avait bien compris l’importance capitale du pardon pour avancer en tant que nation, ou céder aux sirènes du ressentiment post-colonial.

De notre côté, reste à espérer ne pas être destinés à la « politique de bon voisinage » promue en son temps par l’architecte de l’apartheid Hendrick Verwoed, et désormais par nos chantres du multiculturalisme et de la diversité. Le pire n’étant pas toujours incertain, mieux vaut garder un œil sur l’Afrique du Sud.

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[1] « L’histoire de l’Afrique du Sud, des origines à nos jours », Gilles Teulié, Éditions Tallandier, 2019




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Enseignant, auteur du roman "Grossophobie" (Éditions Ovadia, 2022).

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