Cette fois, pas de show filmé par les caméras du monde entier. Pas d’éditoriaux dithyrambiques ou même critiques. Pas de chef d’Etat faisant le service après-vente à la télévision. La fin de l’engagement occidental en Afghanistan, le 28 décembre 2014, s’est déroulée dans la discrétion et le silence d’une aventure malheureuse, dont on aurait presque honte. On hésite à poser la question : après treize ans d’occupation militaire, 3500 morts chez les Occidentaux, au moins 25 000 parmi les civils afghans, à quoi tout cela a-t-il servi ?
Après le 11 septembre 2001, les Etats-Unis se jettent sur l’Afghanistan, pour venger les morts du World Trade Center. Cette opération était initialement baptisée « Justice infinie », mais renommée de justesse « Justice immuable », pour ne pas choquer les opinions publiques musulmanes, car seule la justice d’Allah est infinie. La première étape du conflit, qui consistait à prendre Kaboul et détruire les bases d’Al-Qaïda, était aisée, et somme toute légitime. Mais au lieu de se retirer, et de se concentrer sur la traque de Ben Laden, qui sera retrouvé, comme on le sait, au Pakistan, protégé par les services secrets locaux, les Etats-Unis et leurs alliés ont cherché à construire une démocratie à l’occidentale, et à faire table rase des équilibres ethniques locaux.
Dans leur souci de créer un ennemi identifiable, les Américains ont commis l’erreur d’amalgamer Al-Qaïda, label terroriste récupéré un peu partout dans le monde, et les talibans, islamistes à la férocité établie, mais qui sont surtout l’émanation de l’ethnie pachtoune, majoritaire dans le sud et l’ouest de l’Afghanistan. Les Pachtouns débordent sur la frontière pakistanaise, voilà pourquoi les talibans possèdent des bases dans les deux pays, et jouissent du soutien de l’armée et des services secrets pakistanais. En effet, le Pakistan considère l’Afghanistan comme sa cour intérieure, mais aussi comme sa profondeur stratégique, partie intégrante d’un « Pachtounistan » hors-frontières.
Guerriers légendaires, les pachtounes ont lutté contre les Britanniques, lors des guerres anglo-afghanes, en 1839 puis en 1878 (celle où Watson, l’acolyte de Sherlock Holmes, fut blessé). Londres voulait imposer son influence, depuis sa possession indienne, et surtout fixer sa frontière, par rapport à la Russie voisine. L’Afghanistan moderne est un Etat-tampon entre Russes et Anglais, et sa frontière avec le Pakistan actuel est la ligne Durand, établie par les soldats britanniques en 1893, qui divise artificiellement les tribus pachtounes.
Lors de la décolonisation de l’Inde et du Pakistan en 1947, la ligne Durand est maintenue comme frontière intangible, sous la pression des Etats-Unis, qui redoutent l’influence soviétique sur le petit Afghanistan. De fait, Moscou s’intéresse au pays, et y envoie nombre d’ingénieurs et conseillers divers. Les Soviétiques favorisent également la création d’un Parti communiste local. Celui-ci promeut la modernisation de la société afghane, ce qui heurte de plein fouet l’islam ancré et ancien des habitants. Les communistes afghans participent au renversement de la monarchie en 1973, puis s’emparent du pouvoir en 1978. C’est une guerre civile interne au Parti qui pousse le Kremlin à intervenir, en 1979, en prenant Kaboul et en massacrant les communistes dissidents, tentés de se détourner de l’orbite russe.
Ce qui n’était, là encore, qu’une opération de police se meut en guérilla de longue durée, et en affrontement Est-Ouest. Adossés au Pakistan, les pachtounes se dressent contre l’occupant soviétique et le régime de Kaboul, avec Gulbuddin Hekmatyar, chef islamiste radical. Ils sont soutenus par la CIA, ainsi que les pétromonarchies du Golfe. L’Afghanistan ouvre le bal des destinations au djihad, avec nombre de combattants étrangers qui partent affronter le communisme athée.
En 1989, les Soviétiques se retirent d’Afghanistan. Ils ont essuyé des pertes, mais ont empêché la rébellion de triompher, et laissent assez d’armes au régime de Kaboul pour se maintenir. Mohammed Najibullah, ancien chef de la police secrète communiste afghane, parvient ainsi à rester président jusqu’en 1992. À cette date, le régime de Kaboul ne peut plus compter sur l’appui soviétique, et cède sous les coups d’une rébellion mêlant pachtounes islamistes et tadjiks musulmans modérés avec le commandant Massoud. Leur alliance éclate peu après, et la guerre civile s’empare du pays. Les talibans, puissamment armés et financés par les pétromonarchies et le Pakistan, conquièrent l’Afghanistan en 1996, sauf la zone tadjik du nord, où se réfugie Massoud.
Expulsé du Soudan, où il était hébergé, Ben Laden se réfugie en Afghanistan. La présence d’Al-Qaïda est fatale pour le régime taliban, qui disparaît dans l’offensive américaine en 2001, mais le mollah Omar, installé à Karachi, au Pakistan, allié avec Gulbuddin Hekmatyar, lance une guérilla d’usure contre l’occupant occidental, qui dure jusqu’à aujourd’hui. Leur objectif était de reconquérir le pouvoir à Kaboul en attendant le départ des Occidentaux. Ces derniers laissent cependant derrière eux un Etat afghan réorganisé, ainsi que 12 500 soldats, essentiellement américains, pour soutenir l’armée loyaliste. Le président Hamid Karzaï, installé par l’occupant en 2001, sera-t-il le Najibullah des Occidentaux ? Le régime de Kaboul peut bien se maintenir, plus longtemps que le défunt gouvernement communiste, entraîné dans la chute de l’URSS.
Toutefois, Karzaï n’ignore pas le sort réservé à Najibullah, lorsque les talibans prirent Kaboul, en 1996 : torturé, traîné derrière un pickup et pendu. Avant de laisser la main, chef de l’Etat afghan a pris soin ces dernières années de se détourner progressivement des Etats-Unis, en se posant en patriote afghan scandalisé par le « colonialisme » de l’armée américaine. Plutôt que de rester agrippé au soutien occidental, Karzaï se voit plus en partageant le pouvoir avec les talibans, pachtounes comme lui.
Treize ans de guerre en Afghanistan ont réussi à annihiler Al-Qaïda, mais ni à vaincre l’hydre islamiste, ni à vitrifier les talibans, qui reprennent le pouvoir dans un combat classique de libération nationale. Après les expéditions désastreuses d’Irak et de Libye, le temps des aventures exotiques pour exporter la démocratie semble bel et bien révolu.
*Photo : Rahmat Gul/AP/SIPA. AP21672713_000002.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !