Une génération d’Afghans libéraux, qui a vécu sous la protection occidentale, n’a opposé aucune résistance aux talibans. Plutôt que de défendre la liberté chez eux, ils voudraient venir chez nous. C’est le problème des sociétés ouvertes: les bobos ne prennent par les armes.
La défaite du régime pro-occidental afghan démontrerait une fois de plus que certains peuples ne sont pas prêts pour la démocratie à cause de leurs traditions rétrogrades. De fait, les cas afghan, irakien, somalien et yéménite semblent valider ce postulat. Cependant, cet échec s’explique peut-être moins par les différences entre « eux » et « nous » que par les ressemblances. Autrement dit, la démocratisation n’a pas échoué à cause de la réticence des Afghans, mais à cause de leur engouement excessif.
Bobos d’ici et de là-bas
Notre modèle démocratique suppose la coexistence de diverses classes, castes, ethnies, idéologies, et modes de vie. Chaque groupe renonce à exterminer les autres, tentant tout au plus de les convertir. Le groupe emblématique de cet idéal de coexistence est celui des urbains libéraux – également appelés bobos.
Derrière les légions d’hommes enturbannés, l’Afghanistan pro-occidental a aussi vu émerger une caste bobo, principalement à Kaboul. Certes, on n’y a pas organisé de Gay Pride, mais on n’y voyait point de burqas, hormis dans les quartiers populaires peuplés de paysans déracinés. Les femmes émancipées, parfois « en cheveux », n’encouraient aucune sanction. Elles occupaient des postes intéressants, les salons de coiffure foisonnaient, les ONG, les universités et les écoles de musique employaient des milliers de personnes. Les jeux et concours de chants à la télévision, les matchs de football, les pique-niques, les cafés, tout ce qui avait été interdit par les talibans de 1991 à 1996 avait droit de cité. Ces citadins occidentalisés attendaient que les nouvelles générations les débarrassent de la clique au pouvoir. En somme, la boboïsation et la modernisation ont précédé la démocratisation.
Seulement, cette nouvelle classe ne pouvait à elle seule relever un pays marqué par la tension entre citadins et ruraux. Dans les campagnes, les femmes portaient la burqa et les hommes, désœuvrés, se détournaient souvent à la vue de toute personne étrangère à leur village, tandis que des caïds protégés par des gardes armés roulaient en 4×4. Ici ou là surgissaient une école ou un projet d’infrastructure financés par l’étranger mais bien sûr, on ne voyait pas l’ombre d’une librairie ou d’un marchand de journaux, ni même un restaurant distingué. Les paysans sont généralement fort peu instruits, en dehors du Coran et d’une vague influence persane mystique via la poésie de Rûmî et de Hâfez. Mais les Pachtouns, qui constituent 40 % des 40 millions d’habitants, n’ont aucun accès à la culture persane des autres ethnies, persanophones.
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L’effondrement de l’Armée nationale afghane (ANA) a donc laissé sans défense la minorité moderniste. Il est probable que les militaires aient reçu l’ordre de ne pas tirer, de laisser les talibans arriver, en échange d’une amnistie. Le régime était-il corrompu au point de ne pas pouvoir payer ni même chausser les soldats ? Possible. La faible fidélité des militaires du rang, qui s’étaient enrôlés pour la maigre solde, était palpable depuis longtemps. Et, faute de conscription obligatoire, l’absence totale d’esprit patriotique des « démocrates » n’a rien arrangé. Les bobos afghans pouvaient être impressionnés par une belle armée de métier européenne, pas par l’armée afghane républicaine. Ils méprisaient la police. On a pu voir sur nos écrans des citadins, souvent anglophones, se plaignant d’avoir été lâchés par leur armée, leur police, leur président, les États-Unis. Tous imploraient : « Sortez-nous d’ici. » Aucun n’a réclamé des armes ou crié « No pasarán ». Seuls quelques membres des forces spéciales et les aviateursont fait montre de combativité.
Si les bobos se sont multipliés, c’est grâce à la protection de la coalition internationale et à l’esprit libéral insufflé par les ONG et par les Afghans revenus de l’étranger. Une génération n’ayant connu ni les talibans ni le communisme est née. Elle aimait la démocratie alors que celle-ci n’était pas encore une réalité. Les Occidentaux appréciaient ces jeunes gens attirés par les professions libérales, les métiers créatifs, les start-up plutôt que par le métier des armes. Ces Afghans qui ne ressemblaient nullement aux moudjahidines en turban et sandales, munis de fusils-mitrailleurs, étaient l’annonce d’un avenir radieux. Nul ne voyait en eux des Afghans désarmés face aux talibans rétrogrades et armés.
La modernisation minée par la corruption
La coalition n’a pas apporté la probité dans ses bagages. Les agences internationales ont bien tenté de remplacer la culture du pavot et du cannabis, qui s’étalait sur des milliers d’hectares, par celle des grenades. On voyait partout des charrettes croulant sous ces fruits. Mais les soldats américains n’en mangeaient jamais, trouvant tout dans leurs rations hermétiques. Il y a déjà dix ans un journaliste afghan me confiait : « Les Occidentaux veulent nous apporter les droits de l’homme mais on voit bien que chaque nationalité, les Italiens, les Canadiens, les Américains, joue une partition différente et laisse les caïds corrompus en place. Cen’est pas bon pour nous vos droits de l’homme. »Nombre d’Occidentaux sont devenus des aventuriers sans scrupules pratiquant volontiers le bakchich. J’ai vu un civil de l’OTAN tendre un billet de 20 dollars à un soldat afghan pour éviter à mon groupe d’Occidentaux la première fouille à l’aéroport.
Les citadins modernisés dénonçaient la corruption, mais leur État républicain était mal né. Au sommet de Bonn en 2001, on a bricolé un régime avec des revenants de la période d’avant les talibans et les Soviétiques, les anciens piliers de la monarchie de Zaher Shah. Ces vieux chevaux sur le retour estimaient avoir été spoliés et leurs tribus rurales attendaient compensation. Tandis que Hamid Karzaï, figure puissante de la tribu pachtoune des Popalzaï du Sud, s’installait au palais présidentiel, son frère devint l’un des plus grands trafiquants de drogue du pays. Les ministères, tels des fiefs, étaient distribués à des seigneurs de guerre. Actuellement, Hamid Karzaï est en pourparlers directs avec les talibans pour faire partie d’un gouvernement « inclusif ».
Les Occidentaux ont évacué une grande partie de ceux qui détestent la talibanisation. C’est la malédiction de la modernisation : les élites libérales et pacifiques ne pèsent pas lourd face aux guerriers obscurantistes et aux calculs rusés des paysans ouzbeks, tadjiks ou même pachtouns. Or, le départ de ces élites ne peut que renforcer le monopole idéologique taliban. En l’absence d’une armée liée aux classes démocratiques, la République ne pouvait mobiliser le peuple contre les talibans.
Notre erreur est de n’avoir pas compris la sociologie afghane. En fait de démocratie, nous n’avons apporté qu’une modernité appréciée mais viciée par un gouvernement vénal et corrompu. Pour les paysans, le retour des talibans marque la fin d’un État cleptocrate et clientéliste qu’ils méprisaient. Pour les élites citadines, il signifie l’étouffement dans l’œuf d’une société cultivée et non-violente. Autant dire qu’elles n’ont guère d’autre option que l’exil.