« On commence une guerre quand on veut. On la finit quand on peut ». La célèbre formule du maître Machiavel s’applique parfaitement à la guerre que nous menons en Afghanistan. Après soixante-trois soldats tués et deux otages libérés, la question des conditions du départ de nos forces armées devient criante. Mais le plus difficile sera de finir cette guerre sans donner l’impression qu’elle n’a servi à rien. Depuis l’annonce par le président Obama du retrait des troupes en 2014, voilà l’équation que doivent résoudre l’OTAN, les États-Unis, plus que jamais primus inter pares au sein de l’Alliance, mais aussi la France.
Un régime de clowns
Le régime en place à Kaboul n’est qu’un rassemblement de marionnettes corrompues occupées à se remplir les poches au plus vite avant l’effondrement final. Dans l’entourage de Karzaï, lui-même ex-consultant pour une boîte pétrolière américaine, on trouve une jolie brochette de voyous : ancien détenu dans les prisons américaines pour trafic de drogue, bandits de grands chemins que l’on baptise « seigneurs de guerre », exilés de toujours parlant à peine les langues locales, petits autocrates féodaux ou religieux arborant barbe et turban.
Le problème, c’est que dans la configuration actuelle, cette camarilla ne sera pas remplacée par des progressistes mais par les seules forces sociales organisées qui concurrencent ce régime : les insurgés, parmi lesquels les talibans représentent le groupe le plus puissant. Leur ambition politique est assumée et affichée : établir à nouveau une théocratie sunnite totalitaire à base ethnique pachtoune. Une fois les paras multinationaux partis, les minorités risquent de déguster : chiites duodécimains (obédience majoritaire en Iran) et septimaniens (obédience des ismaéliens, reconnaissant l’Aga Khan comme 49ème imam légitime), groupes ethniques minoritaires (tadjiks, hazaras, ouzbeks, turkmènes, etc.), ainsi que les couches sociales plus ou moins sécularisées (une partie de la jeunesse, des intellectuels, des artistes, et plus généralement les populations des villes).
L’alternative ressemble à un choix entre la peste et le choléra. La peste, c’est un régime fantoche, pur produit impérialiste, retranché dans ses palais et ses casernes, pompant sans vergogne le pognon de l’aide au développement, vérolé par l’omniprésence d’ONG inefficaces. Le choléra, c’est le pouvoir des barbus, les femmes enfermées, la culture nivelée au bulldozer coranique, les mains coupées.
Tranquilles, les talibans attendent leur heure
Le principal argument des interventionnistes est qu’il faut se résigner à la peste pour combattre le choléra. L’ennui, c’est que peste et choléra se nourrissent mutuellement : plus les occupants s’accrochent en Afghanistan, agaçant les Afghans ordinaires par leur présence ostentatoire et leurs bombardements imprécis, plus la rhétorique anti-infidèles et nationaliste des talibans joue sur du velours et trouve des oreilles complaisantes. Plus ils dépensent pour acheter la loyauté des politiciens et des hobereaux locaux, plus le régime apparaît comme illégitime. Plus ils gesticulent en invoquant les droits de l’Homme et la démocratie, plus ces notions sont discréditées, et leurs défenseurs locaux considérés comme des valets à la solde des occupants.
La fin de cette guerre pourrait donc signifier le retour au pouvoir des talibans. Dix ans et quelques centaines de milliards de dollars après l’invasion du pays, un tel come-back des anciens protecteurs d’Al Qaïda ferait très mauvais genre. Mais l’Occident a-t-il vraiment le choix ? Ce qui est encore un tabou public pour nos dirigeants ne l’est plus du tout pour la hiérarchie militaire de l’OTAN ni même pour le gouvernement afghan.
Officiellement, nos braves piou-pious doivent être tous à la maison en 2014. C’est le Secrétaire général de l’OTAN lui-même, Anders Fogh Rasmussen, qui l’a annoncé lors du sommet de Lisbonne. « Nous avons lancé le processus par lequel le peuple afghan va redevenir maître de sa propre maison ». Cette version idyllique vendue aux opinions publiques oublie juste une chose : la réalité. Celle-ci est implacable, décrite dans de nombreux rapports plus ou moins secrets qui soulignent tous la « médiocrité » des forces afghanes formées et encadrées par la coalition et la « faiblesse » des progrès sur le terrain. Ils brossent un tableau chaotique de l’armée et de la police afghanes. Corrompues, infiltrées par les talibans, subissant un taux de désertion proche de 75%… Une armée de Pieds nickelés. Une des dernières livraisons du Pentagone sur le sujet, dévoilée le 23 novembre dernier, ne dit pas autre chose. « Les talibans gardent l’initiative » dans de nombreuses zones « malgré une pression accrue ces derniers mois ». Depuis, la situation sur le terrain n’a pas changé.
Obama le sait, trois années risquent d’être un peu justes pour renverser le cours des choses. À Lisbonne, il a tenté de dissuader ceux qui attendent le départ de la Coalition pour prendre le pouvoir : « si les talibans ou qui que ce soit d’autre attendent de nous voir dehors, ils peuvent l’oublier. Nous resterons aussi longtemps que nécessaire pour finir le travail. » Jusqu’à la fin des temps ? À vrai dire, lui-même croit peu à sa déclaration martiale. Du reste, c’est désormais un secret de Polichinelle : des « contacts » existent entre le gouvernement Karzaï et les groupes d’insurgés, validés par l’OTAN donc par Obama.
Rappelons cette vérité vieille comme la guerre, on ne fait la paix qu’avec ses ennemis. Il faudra donc bien négocier, en concertation avec les puissances voisines, en particulier le Pakistan et l’Iran, un règlement politique avec les insurgés. Ceux-ci le savent et certains ont ainsi décidé de doubler leurs offensives sur le terrain d’une offensive diplomatique au niveau international.
Hezb-e-Islami, une alternative ?
Conscients des risques quasi mortels que représente l’option talibane, l’un des principaux groupes d’insurgés prétend offrir une alternative. Le Hezb-e-Islami (parti islamique), dirigé par l’ancien Premier ministre et chef de guerre Gulbuddin Hekmatyar, un fou furieux récemment converti à la modération, défend depuis des mois un plan de réconciliation nationale refusé par les partisans du mollah Omar (Afghan national rescue agreement). La tête d’Hekmatyar est mise à prix (25 millions de dollars), mais cela ne l’a pas empêché de faire campagne pour l’actuel président Hamid Karzaï lors de la dernière élection présidentielle (très baroque selon nos critères).
Dans une lettre aux parlementaires français, le Hezb-e-Islami, ne propose rien de moins que de permettre à l’Alliance de réaliser ses objectifs de guerre : faire en sorte qu’il n’y ait plus de centre d’entraînement terroriste sur le sol afghan et s’engager à ce que l’Afghanistan n’attente jamais aux intérêts occidentaux. En bref, ils s’engagent à faire déménager ou à liquider la centaine de combattants d’Al Qaïda qui resteraient en territoire afghan (le reste s’étant largement replié au Pakistan) et à accompagner le « processus de transition » en cours en précisant que leur participation permettrait « d’éviter à l’avenir le retour au pouvoir des anciens protecteurs d’Al Qaïda (les talibans du Mollah Omar) ». « À l’exception des provinces de Zaboul, d’Oruzgan, du Helmand et d’une partie de celle de Kandahar, où les fidèles du mollah Omar sont très implantés, précise le Hezb-e-islami, nous pouvons assurer la sécurité dans tout le pays. »
L’offensive de charme de Gulbuddin Hekmatyar peut paraître curieuse quand on connaît l’histoire de ce sacripant qui n’avait pas hésité à faire bombarder Kaboul jours et nuits en 1994-95, lorsqu’il était Premier ministre, tuant des milliers de civils pour éviter de partager le pouvoir. Cherche-t-il à trimballer les Occidentaux ? Sans doute. Mais en promettant de s’engager sur la voie « d’élections générales libres et indépendante », il se positionne comme le moins allumé des chefs islamistes locaux qui ont en commun un radicalisme effrayant.
Français, un effort…
De toute façon, les dirigeants de l’Alliance n’ont plus vraiment le choix. La situation militaire sur le terrain impose de s’intéresser aux mains tendues même si elles ne sont pas très propres. Il faudra bien se faire à l’idée d’un Afghanistan géré par les Afghans eux-mêmes, ce qui implique a minima une partie des insurgés qui bénéficient d’un soutien très significatif, notamment dans la majorité pachtoune. Et la France ne se déjugerait pas en inscrivant sa politique étrangère dans le discours de Phnom Penh de 1966. Le général de Gaulle y recommandait alors de renoncer à une « expédition lointaine » dès lors qu’elle apparaissait « sans bénéfice et sans justification ». Petit souci, contrairement au Foreign Office qui, fort de ses 130 années d’expérience dans la région, encourage depuis début 2009 l’intégration du Hebz-e-Islami dans le jeu politique afghan, le Quai d’Orsay (époque Kouchner) a refusé de rencontrer sa délégation. On ne fera pas sortir l’Afghanistan de sa guerre de trente ans à coups de proclamations démocratiques et de bons sentiments. Au lieu de courir après les décisions américaines, la France pourrait se rendre utile en s’engageant pour un règlement politique. Ce qui suppose qu’elle ait encore non seulement les moyens mais aussi l’ambition de son indépendance.
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