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Affaire Weinstein : le désir masculin présumé coupable

Faut-il réprimer ou socialiser le désir?


Affaire Weinstein : le désir masculin présumé coupable
FREDERIC J. BROWN, Frederick M. Brown, Tiziana FABI, Don EMMERT, Laurent EMMANUEL, Yann COATSALIOU / AFP

Si l’affaire Weinstein, avec les remous qui l’entourent, est comme une rumeur, à l’échelon mondial et à l’ère des réseaux sociaux, polarisant autour d’un événement particulier, des inquiétudes et des préjugés, il s’agit cette fois de bien plus qu’une agitation de l’opinion et des médias. Nombre d’agressions sont avérées et associées à des comportements répandus. La moitié dominante de la société se trouve démasquée par la mise au jour de violences dont les causes sont générales et les effets durables puisque le viol est une brutalité qui dévalue la victime à ses propres yeux comme devant les autres, femme violée et fille perdue voisinant dans les mentalités.

Étalage de linge sale

La nouveauté n’est pas qu’on dénonce le viol mais la position de révélateur social qu’on tend à lui attribuer, sans que la gravité du forfait soit pour autant oubliée. Au lieu que l’exceptionnel se banalise, cette fois, c’est l’exceptionnel qui s’empare du banal, étend son ombre sur lui. Mais cet étalage de linge sale ne paraît entraîner aucune interrogation sur la présence dans notre société de mœurs qui permettent le crime en même temps que d’une ardeur à le dénoncer. Cette dualité ne paraît paradoxalement guère dissociable du simplisme de nos passions post-démocratiques. Parce qu’elles sont simplistes, elles rendent instable le fonctionnement d’une société, qui parfois se voue à l’émancipation et parfois à la « transparence », à la dénonciation, peinant à assumer la complexité qu’elle vit. Aussi, l’affaire Weinstein elle-même, plutôt que le viol et le harcèlement, est-elle un analyseur pertinent pour jauger la conscience sociale.

Pourquoi ce déchainement d’indignations et de suspicions ? Les activistes de la cause des femmes répondent que ce qui était une banalité dissimulée depuis la fondation du monde arrive à la conscience commune au bout d’un long processus d’émancipation qui permet enfin aux victimes de se faire écouter. Cette thèse oublie la nouveauté de ce que décrivent les activistes mêmes : la mixité généralisée dans l’espace public et la « complémentarité hiérarchique » que notre modernité a instaurée entre hommes et femmes dans les bureaux, les commerces, les hôpitaux… alors que la société traditionnelle séparait les métiers et les rôles féminins et masculins, ne permettant en dehors de la famille que peu de rencontres et très codées.

Le banal et l’odieux

C’est donc de notre monde et de lui seul que l’on parle quand on répète que le viol toujours possible est l’horizon des côtoiements entre hommes et femmes. Le harcèlement, concept nouveau, intervient ici pour décrire dans ce monde la transition entre le banal et l’odieux. Il est souvent rapporté à I ’inégalité hiérarchique entre les sexes. Le rôle de cette inégalité n’est pas niable, mais de là à soutenir que l’égalité véritable résoudrait le problème du harcèlement, il y a une marge. D’abord, en bonne logique, pour mettre fin au harcèlement du supérieur, il faudrait que toutes les positions de pouvoir, et non la moitié, soient occupées par les victimes potentielles. A supposer que cela soit possible, ce serait une injustice flagrante, qui favoriserait les chantages de femmes sur les hommes. D’ailleurs, la promiscuité égalitaire aussi favorise le harcèlement, comme dans les campus américains, où Facebook a été inventé pour gérer cette situation. De même, dans les nombreuses fêtes entre copains et collègues, où il arrive que « ça dérape ».

C’est pourquoi le féminisme militant se trouve obligé d’invoquer aussi une cause générale, la nature ou du moins la mentalité des hommes tels qu’on les connaît actuellement. Malheureusement, pour changer cette donnée de base, on ne trouve pas d’autre moyen que la sanction pénale (insuffisante si l’on ne veut pas d’un régime des suspects), ou l’éducation, à quoi on ne donne guère d’autre contenu que le ressassement des bons principes.

La moitié des femmes françaises harcelée ?

Le recours aux stratégies pénales et éducatives révèle au fond l’incapacité de notre société post-démocratique à s’interroger sur elle-même et à sortir de l’a priori qui la porte à ne se voir que comme un entassement de désirs et de griefs individuels. Elle n’y parviendra pas sans une vue non-mythologique de ce qu’est concrètement le harcèlement et si l’on ne se demande pas quelle vie commune nous pouvons, hommes et femmes, chercher à mener ensemble.

On a propagé l’idée que le harcèlement est non seulement répandu (dans les transports en commun en particulier) mais général. La moitié des femmes en France dit avoir été harcelée ou avoir subi des attouchements. Mais que recouvre ce chiffre ? S’agit-il de femmes persécutées quotidiennement ou épisodiquement ? Les harceleurs sévissent-ils partout ? Pourquoi le dogme du harcèlement généralisé fait-il oublier les questions d’hier sur la situation des femmes dans les « quartiers » ? Et puis qui sont les harceleurs ? Une minorité de récidivistes obsessionnels peut-être. Les témoignages venus de milieux particulièrement en évidence, comme les assemblées parlementaires, disent que les femmes se communiquent des listes de personnages dangereux. Cela suggère qu’ils sont une faible minorité. Mais, dans le déballage actuel, on ne trouve pas de quoi cerner précisément le phénomène harcèlement. On préfère les accusations globales.

Les mystères de la relation sexuelle

La croyance à la généralité du harcèlement repose sur un préjugé : en attendant la grande rééducation, une fatalité pousse les hommes à exercer contre les femmes une violence qui ne fait que mettre en œuvre le contraste naturel entre sexualité active et sexualité passive, autant dire entre les proies et les brutes. On sait pourtant qu’en la matière, la passivité n’est pas nécessairement innocente, qu’il y a des consentements intéressés, ceux des « promues sur canapé » et naguère des courtisanes. Ce n’est pas la même chose qu’un viol ! Certes, mais cela montre que d’un sexe à l’autre, la différence n’est pas celle de la vertu et du vice.

Le militantisme actuel nous oriente vers une vision fausse de la relation sexuelle. Le viol, a-t-on dit, est un rapport sexuel réduit à son commencement. La formule a le mérite d’insister sur l’importance de ce qui est absent dans le viol, la relation établie, donc la temporalité. La relation sexuelle est une relation, entre deux personnes et aussi entre deux humanités  qui ont à se reconnaître mutuellement et qui parfois y réussissent. La plupart des zélotes du « moi aussi ! » doivent le croire au fond puisqu’elles évitent (Irène Théry l’a noté) de nommer ceux qu’elles accusent. Elles semblent penser elles aussi qu’il y a une relation à restaurer plus que des condamnations à prononcer.

Il y a une vie après le harcèlement

Ce que par contre, elles ne semblent pas voir, c’est que le travail de réparation du lien ne peut attendre que le harcèlement ait disparu. Si cette réparation s’oppose à des violences qui sont parfois dans les habitudes, c’est en les prenant en compte pour les dépasser. Juliette Binoche le dit dans une interview au Monde : il y a une vie malgré les harcèlements et on peut même même faire un bon usage de ceux-ci, grâce à la résistance qu’ leur oppose ; ils infligent des « blessures » qui permettent de « se structurer » La générosité de l’actrice, lui fait espérer une réconciliation au-delà de la guerre des sexes, grâce aux femmes, si elles savent sortir la masculinité de son animalité, l’orienter « vers son humanité », à travers la reconnaissance de ses faiblesses.

Faire du rapport entre les sexes une pratique sociale permet aussi d’identifier le harcèlement, de le distinguer de propos légers qui lui ressemblent : le harcèlement ne participe pas d’une relation, c’est une parole, un geste, un regard qui pèse sur celle qui le reçoit parce qu’il ne sollicite aucune réponse. Il est le contraire de la galanterie qui, comme Claude Habib l’a montré, poursuit un échange continu, travers la dissymétrie et même l’inégalité.

C’est pourquoi la réconciliation entre les hommes et les femmes n’est guère pensable dans une société délabrée où les violences que l’on condamne ne sont pas séparables d’autres traits comme l’accessibilité de la pornographie et le style des publicités.

Inégalités et réconciliation

Mais les militantes du spécifique semblent vouloir ignorer cela, s’obsédant de pénalisation et de rééducation. A cause de l’étroitesse de leur vision, elles sont aussi amenées à prendre sur d’autres questions des positions  inspirées par l’anthropologie individualiste. Ainsi la « théorie du genre », surgeon du féminisme et naguère à la mode, a fait écrire à l’anthropologue David Le Breton que pour chacun, le sexe est comme une jambe de bois, « la prothèse d’un moi en quête d’une identité provisoire ». Le physique méprisé a fait retour ; on répète que le corps, est pour la femme le lieu essentiel, celui de l’aliénation ou de la libération. Mais on reste dans l’individualisme, passant seulement de l’individualisme psychique à l’individualisme physique, celui qui fait qu’on exige une PMA à la demande. Comment ne pas voir pourtant que la procréation sans père est pour les hommes-une injure plus grave que les grossièretés humiliantes qui visent les femmes ?

De quelque côté qu’on se tourne, on rencontre la prétention, le postulat, d’un individu ne dépendant de rien, n’ayant pas d’appartenance, seulement des droits et des défenses. L’affaire Weinstein le montre, cela ne permet d’espérer aucune réconciliation entre hommes et femmes.  Il nous faut réorienter notre boussole… vers l’art de faire société, de faire entrer les relations entre hommes et femmes dans un jeu de relations ouvertes. Mais de cette réorientation, ce sont sans doute ceux qui actuellement font le plus de bruit qui sont le moins capables.

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Essayiste, théologien, président des amitiés judéo-chrétiennes, Paul Thibaud a dirigé la revue Esprit.

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