70 ans après, Gilles Antonowicz et Isabelle Marin mènent une contre-enquête sur le fait-divers berrichon le plus célèbre du XXème siècle et la fabrique de deux innocents
Tout s’effondre. Mes certitudes comme mon appartenance berrichonne. M’aurait-on menti depuis l’enfance ? Aurais-je été mystifié ? Quand vous êtes natifs du département du Cher ou de l’Indre, vous êtes biberonnés à l’Affaire Mis et Thiennot, du nom des deux braconniers « accusés à tort » du meurtre de Louis Boistard âgé de 34 ans, garde-chasse de Saint-Michel-en-Brenne, à la fin de l’année 1946. Dans les récits à la veillée ou dans les cours de récréation, leur innocence ne faisait aucun doute jusqu’à aujourd’hui.
Raboliot encarté au PCF
Malgré leur condamnation et les six requêtes en révision rejetées entre 1983 et 2015, l’opinion publique leur a toujours été acquise. De génération en génération, on se repassait cette terrible histoire et pestait contre la fatalité d’être mal-né. Ce sont nos Sacco et Vanzetti sauce grand veneur, nos « Raboliot » encartés au PCF, deux pauvres bougres broyés par la lessiveuse judiciaire et, en prime, violentés par la maréchaussée. Il y a tout dans ce drame rural pour déclencher une nouvelle guerre des classes. Tous les ingrédients glandilleux d’un crime odieux qui se transforma, au fil des années, en tribune médiatique et idéologique. Une partie de chasse qui opposa les ténors du barreau et la jalousie des hobereaux, le travail de la justice face aux élans communautaires, les médias feuilletonnant et la vérité aride des faits.
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Il faut remettre ce sordide crime dans le contexte de vendetta de l’immédiat après-guerre, rappelons-le et ayons à l’esprit qu’un homme est mort, il a été abattu de quatre coups de fusil et son corps a été retrouvé dans quelques centimètres d’eau, en plein hiver. Faites entrer nos deux accusés locaux : Raymond Mis et Gabriel Thiennot ont de belles têtes de coupables. Ils sont les purs produits d’un système à deux vitesses et du déclassement paysan en marche. En ce temps-là, les garçons de ferme ou les apprentis éjectés du système scolaire sans le certif’ étaient contraints d’errer d’un boulot mal payé à un autre.
Plus qu’ailleurs aussi, le Berry est une terre de sorcellerie, propice aux fables et au silence complice. Dans cette province où les haines rances et les règlements de comptes fleurissent à l’ombre des roseaux, tout est dramatiquement hostile, taiseux, mal-cicatrisé et effroyable de banalité et de cruauté gratuite. Déjà en temps de paix et sous le soleil de l’été, les splendides étangs de la Brenne distillent une atmosphère équivoque, le genre de beauté inquiétante qui incite à l’introspection et à la méfiance. On recense 2 300 espèces animales dans le parc naturel régional de la Brenne. C’est donc sur ces terres giboyeuses que l’irréparable s’est produit dans une période encore troublée par les soubresauts de la guerre et sur fond de vengeance sociale. Le châtelain et sa clique face aux bouseux du coin tendance « cocos ».
Une enquête qui rouvre le dossier
Ce fait-divers est arrivé jusqu’à nous, avec un manichéisme béat et des réflexes pavloviens. Depuis lors, chaque camp rejoue le conflit par procuration et ressasse son amertume. Pour les Berrichons, dans leur inconscient collectif, l’affaire est largement entendue. Deux bougres malmenés par la gendarmerie se trouvaient au mauvais endroit et ont fait les frais d’une justice expéditive. On aurait extorqué leurs aveux. À jamais, ils seront les victimes d’une erreur judiciaire. Est-ce une vue de l’esprit ou le résultat d’un dysfonctionnement du système ? L’opinion aurait-elle été manipulée ? Gilles Antonowicz et Isabelle Marin ont horreur du tribunal populaire.
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Alors, ils s’attaquent aux faits, les analysent froidement, ne se laissant berner par aucune escroquerie médiatique. Car, ne l’oublions jamais, ce mort dans la brume a laissé une épouse de 31 ans et deux petites filles de cinq et sept ans. Notre époque percluse de sentimentalisme honteux oublie trop souvent les victimes. Gilles Antonowicz, avocat honoraire et historien, grand spécialiste de Maurice Garçon (1889-1967), le défenseur de la famille du défunt, reprend minutieusement le déroulé de l’enquête. C’est précis, radical, brut et la justice a été exemplaire selon la thèse avancée par les auteurs. Ils ne tombent ni dans le romantisme victimaire, ni dans la réécriture de l’Histoire. Les faits sont têtus. Ils les décortiquent dans ce livre publié aux éditions des Belles Lettres.
Mécanisme malsain
On replonge avec délectation dans cette affaire qui semble émerger d’une époque lointaine. On est happé par sa lecture comme devant une rediffusion à la télé de l’émission présentée par Christophe Hondelatte. Mais la contre-enquête serait vaine si les deux auteurs ne révélaient pas une formidable manipulation médiatique et son mécanisme malsain. Et leurs coups sont foudroyants pour notre profession qui s’entiche de coupables pour mieux pouvoir les innocenter : « Les médias, dont la presse et le manque de scrupules, ont relayé ces ragots et ces rumeurs, répétant, à longueur d’années, d’articles et d’émissions complaisantes, les mêmes fadaises. […] L’affaire Mis et Thiennot, c’est la rumeur érigée au rang de vérité, le retour au pilori sous couvert d’une apparente bonne cause ». Cette contre-enquête est un pavé dans la mare du conformisme qui devrait faire grand bruit entre Bourges et Châteauroux.
La fabrique des innocents de Gilles Antonowicz et Isabelle Marin – Les Belles Lettres
La fabrique des innocents: L'affaire Mis & Thiennot. Histoire d'une manipulation médiatique
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