Richard Millet est écrivain. Un très bon écrivain, même si d’aucuns peuvent juger que sa langue, classique et puissante, est parfois un peu ampoulée. Il est aussi éditeur. Le genre d’éditeur pour lequel les médias ont inventé le lieu commun de « faiseur de Goncourt » − il en compte deux à son actif, publiés dans la collection « Blanche » de la maison Gallimard. Le problème, c’est que Richard Millet, comme écrivain et comme être humain, a sa petite idée sur le monde tel qu’il va. Et non seulement il serait très abusif de dire que cette idée est de gauche, mais elle ne lui permet même pas d’émarger à la droite fréquentable − car vous n’ignorez pas qu’il en va désormais de la droite comme du cholestérol : il y a la bonne et la mauvaise. La première ânonne avec ses amis les journalistes que l’immigration est une chance pour la France, tandis que la seconde pense que son rythme et son ampleur n’ont pas eu que d’heureuses conséquences.
Millet, donc, n’est pas un partisan très acharné du multiculturalisme qui s’est imposé à la République qui n’en demandait pas tant. Il observe qu’à 18 heures, sur les quais de la station de RER Châtelet-Les Halles, à Paris, il est le seul Blanc. Quiconque a déjà voyagé dans une rame entouré de gens vêtus de boubous ou de djellabas devrait avoir l’honnêteté de partager ce constat. Il est évidemment permis − voire vivement conseillé − d’apprécier bruyamment cet exotisme à domicile. On peut aussi, comme votre servante, trouver que le monde ne serait guère agréable si Alger ressemblait à Paris et Bamako à Madrid, parce qu’à la fin, tout ressemblera à tout. (Encore qu’il serait appréciable que les femmes de Kaboul puissent se vêtir comme celles de New York, mais passons).
Moi, quand je me promène dans les rues d’une ville, j’aime que les vêtements, les visages et les odeurs me disent où je suis. Richard Millet aussi. Il paraît que cela fait de nous des racistes. C’est en tout cas ce que pensent les arbitres des élégances morales et intellectuelles − qui prennent assez peu le RER.
Autant dire que le casier de Richard Millet était déjà chargé avant qu’il publie un texte de 17 pages intitulé Éloge littéraire d’Anders Breivik[1. Langue fantôme, suivi de Éloge littéraire d’Anders Breivik, Pierre-Guillaume De Roux, 2012.]. Il faut dire que là, il charrie un peu, l’ami Millet. Certes, il écrit dès le premier paragraphe qu’il « n’approuve pas » les actes de Breivik (78 morts, tout de même…), mais « ne pas approuver », je trouve ça un peu faiblard. Quant à ses lignes fumeuses sur la perfection formelle du crime, elles me rappellent la phrase où André Breton explique que l’acte surréaliste par excellence, c’est de prendre un revolver et de tuer au hasard. Sauf que Breton est encensé et Millet détesté. D’ailleurs, on n’a du mal, quoi qu’il affirme le contraire, à ne pas penser qu’il en redemande: « Je suis un des écrivains français les plus détestés. Position intéressante qui fait de moi un être d’exception – exceptionnalité que je partage néanmoins avec quelques-uns, toujours les mêmes, au demeurant fort peu nombreux et que je m’abstiendrai de nommer pour ne pas donner à nos accusateurs l’occasion de penser que nous constituons une confrérie ou que nous nous réjouissons d’être maudits[ 2. L’antiracisme comme terreur littéraire, Pierre-Guillaume De Roux, 2012.] »
Millet charrie, donc. Seulement, je persiste à penser qu’il a le droit de charrier. Ce n’est pas l’avis des épurateurs rassemblés en meute dans Le Monde derrière Annie Ernaux. Car bien sûr, la machine à lyncher, à exclure, à exiger des têtes qui gouverne notre aimable République des lettres, s’est promptement affolée, les procureurs habituels, de Sylvain Bourmeau à Pascale Clark, ayant dégainé les premiers, tolérance au point, avant d’être suivis par une cohorte d’écrivains et intellectuels parmi lesquels on se désole de repérer des noms que l’on croise habituellement dans le camp des défenseurs de la liberté. « Abject », « immonde », « inqualifiable », « déshonorant », « fasciste », on a assisté à l’habituel concours d’épithètes. Tahar Ben Jelloun, l’un des pires auteurs de langue française doublé d’une baudruche sermonneuse et prétentieuse, exige que le délinquant soit renvoyé de Gallimard. On vous l’avait bien dit, triomphent ces bons esprits : on commence par critiquer l’immigration et on finit par approuver le meurtre.
Rappelons que Millet « n’approuve pas ». Tant mieux. Outre l’horreur du meurtre, on peut aussi penser que nul n’aura fait autant progresser la cause du multiculturalisme qu’Anders Breivik. Si on osait une plaisanterie sur ce douloureux événement, on pourrait dire que le tueur d’Utoya a déshonoré l’islamophobie. En tout cas, j’ai beau être pour ma part opposée à ce multiculturalisme bien mal nommé car il tend à imposer la culture islamique là où l’islam est majoritaire, s’il fallait choisir entre l’immigration de masse et le meurtre de masse, je n’hésiterai pas. Et je n’aimerais pas que les outrances de Millet permettent aux esprits simples ou, qui sait, malintentionnés, d’assimiler toute critique du désastre en cours à l’apologie du crime – que Millet ne fait pas, il faut le répéter inlassablement.
Autant dire qu’on a envie, tout à la fois, de défendre Millet et de lui sonner les cloches. On voudrait lui rappeler que la littérature n’interdit pas la compassion, qu’il y a des victimes et des familles de victimes, et que le temps n’a pas encore fait son œuvre. Il invoque Dostoïevski et ses Démons, unis par le viol et le meurtre, mais que l’on sache, Les Démons est une fiction. Bref, on se serait d’autant plus passé de ce texticule que l’on aimerait bien, justement, pouvoir critiquer le multiculturalisme sans être embrigadé dans le camp du meurtre. Sur ce genre de sujet, on ne se complaît dans l’ambiguïté qu’à son détriment.
Mais bien sûr, les détracteurs de Millet ne prennent pas la peine de le discuter ni de le disputer. Ces adorateurs du scandale n’ont qu’une idée : faire taire celui par qui le scandale est arrivé. Ils ont déjà eu la peau de Renaud Camus, congédié par ses éditeurs pour avoir annoncé urbi et orbi qu’il soutenait Marine Le Pen −pourtant candidate d’un parti légal à défaut d’être sympathique. Ils comptent bien ajouter Millet à leur tableau de chasse et obtenir par leur chantage éhonté que les idées qu’ils ne partagent pas soient interdites et, plus encore, que les réalités qu’ils ne veulent pas voir soient tues. On imagine que ces amoureux de la rebellitude vont mener la vie dure à Antoine Gallimard qui, après quelques jours de silence, a affirmé que, s’il ne partageait pas la vision du monde de Millet, celui-ci avait bien le droit de s’exprimer. « La situation peut encore se retourner », écrit un plumitif plein d’espoir. Rendons hommage au courage de l’éditeur et espérons qu’il ne cèdera pas.
Il est idiot de claironner qu’on devrait avoir le droit de tout dire. Toute société se définit par ses interdits et aucun d’entre nous n’aimerait entendre un Breivik ou un Mohammed Merah déclarer à la télévision qu’il faut tuer des jeunes socialistes, des juifs ou des coiffeurs. Pour ça, il y a la loi. Mais quand tous ceux qui font profession de défendre la liberté deviennent des auxiliaires de la censure, on a envie de vomir. Et puis, si la littérature se réduisait à Tahar Ben Jelloun et autres Oliver Adam (l’un des champions du roman bien-pensant), je crois que je n’aurais jamais lu un livre.
*Photo : DR.
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