Il paraît que la République a gagné. En tout cas, c’est le message martelé par nos ministres et toutes les estimables personnalités qui ont défilé sur les plateaux pour se réjouir de l’heureuse conclusion de l’affaire Dieudonné et se féliciter que nos valeurs aient été plus fortes que la haine. Non sans avoir rappelé qu’il était mal d’être antisémite. Moi aussi, je trouve que c’est mal.
Soyons honnêtes, la stratégie de Manuel Valls a payé. Dieudonné parlera d’autre chose. Plus de grosses blagues pas drôles sur la Shoah, ni d’abjectes allusions au pouvoir juif, pardon sioniste. Et après tout, c’est bien ce qu’on voulait et que la Justice lui demandait avec insistance. Alors, peut-être fallait-il se résoudre à cette interdiction préventive. Pour autant, le triomphalisme n’est guère de mise. Non pas que cette atteinte à la liberté d’expression soit intolérable : quoi qu’en pensent certains, celle-ci n’a pas pour premier objet de permettre la diffusion de propos antisémites. Mais il faut une sacrée dose d’aveuglement pour proclamer que la République a gagné. Quand on est obligé de recourir à la censure, c’est qu’on a déjà perdu, sinon la guerre, du moins pas mal de batailles à commencer par celle des esprits. Le droit est peut-être la dernière digue, mais c’est aussi la plus faible.
Tout de même, interdire un spectacle, c’est une affaire sérieuse. Certes, le Conseil d’Etat, dans le service après-vente de son ordonnance de référé, a expliqué qu’il ne s’agissait nullement d’un précédent. N’empêche, quand des cathos pas contents, des musulmans furieux ou des juifs ombrageux s’énerveront parce qu’on se moque de leurs prophète et réclameront le sort de Dieudonné pour les blasphémateurs, on ne fera pas les malins. Bien entendu, cela n’a rien à voir. Mais, après tout, si Plantu, caricaturiste au Monde, est incapable de faire la différence entre la critique d’une religion et la haine d’un groupe, il n’est peut-être pas le seul. Sur i-télé, face à un Alain Finkielkraut hésitant entre l’accablement et la rage, le malheureux dessinateur ne pouvait qu’ânonner : « Mais Dieudonné critique toutes les religions. » On n’est pas rendu. En plaçant sur le même plan la critique de l’immigration faite par Zemmour et les boules puantes soralo-dieudonnistes, Le Nouvel Obs a annoncé la couleur : on est passé du « deux poids deux mesures » au donnant-donnant. Juridiquement, c’est certainement bordé, comme on nous le dit. Mais dès que surgira l’ombre d’une polémique sur l’islam, on n’y coupera pas : on tentera de faire jouer la jurisprudence Dieudonné pour empêcher non pas des propos insupportables ou faux mais des opinions plus ou moins convenables.
On n’a pas gagné parce que la bataille commence à peine. Au lieu de leurs dispenser des sermons et de les inviter à être gentils, il est temps de s’adresser aux spectateurs de Dieudonné. D’ailleurs, ils n’attendent que ça. Reconnaissant votre servante, la petite centaine de manifestants réunie samedi à proximité du théâtre de la Main d’or s’est mise à scander mon nom avec enthousiasme – « Lévy avec nous ! » Ils veulent parler. Ils veulent qu’on leur parle. Ils veulent dire qu’ils ne sont pas antisémites, et qu’ils rigolent juste comme ça des blagues sur les Juifs. Quand on leur explique pourquoi ça coince, ils ne refusent pas d’entendre. Certes, il y a du boulot. Mais peut-on renoncer à parier sur l’intelligence de ses concitoyens ?
Alors, ne faisons pas de Dieudonné notre nouveau diable. Et même faisons-lui crédit de sa sincérité. Au risque de passer pour une sotte et une naïve, j’ai eu l’impression qu’il était conscient d’être allé trop loin. Il a affirmé vouloir tourner la page, prenons-le au mot. Nous avons eu raison de combattre ses idées, nous aurions grand tort de nous acharner contre un homme. Si la République a gagné, qu’elle ait la victoire généreuse.
*Photo : DESSONS/JDD/SIPA. 00672879_000001.
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