Avec les trois ordonnances « Dieudonné » rendues les 9, 10 et 11 janvier, le juge des référés du Conseil d’État a fait preuve d’une célérité inhabituelle – et bienvenue. Que le juge administratif imite le référé d’heure à heure du juge judiciaire, rien à redire. Ces ordonnances, d’autre part, ont été, soit saluées comme si elles avaient sauvé la République menacée par un « comique », soit dénoncées aux cris de « C’est Voltaire qu’on assassine ! ». Peut- être a-t-on, dans ce climat enfiévré, oublié des questions pourtant fondamentales. Est-il légitime qu’un homme seul, aussi éminente soit sa fonction et insoupçonnable sa probité, puisse trancher dans l’urgence un litige touchant à une liberté publique fondamentale ? La procédure a-t-elle été conforme à l’esprit de notre droit en vertu duquel tout litige, même dans l’urgence, est soumis à un double degré de juridiction et à un examen au fond, plus serein, en formation collégiale ?[access capability= »lire_inedits »]
Le juge judiciaire des référés, qui statue seul en règle générale, est le juge de l’évidence, du provisoire, de l’absence de contestation sérieuse. Il ne tranche rien sur le fond. Son ordonnance est susceptible d’appel devant le premier président de la cour d’appel, lequel peut être à son tour censuré par la Cour de cassation. Les ordonnances Dieudonné ont révélé le régime particulier de la justice administrative. Le « référé-liberté », comme le « référé-suspension» du tribunal administratif ne sont susceptibles de recours que devant le Conseil d’État, équivalent, pour l’ordre administratif, de la Cour de cassation pour l’ordre judiciaire, ce qui revient à court-circuiter la cour administrative d’appel. De plus, le recours est examiné par un juge unique du Conseil d’État, et non par un collège de neuf juges. Et ce juge peut être soit le président de la section du contentieux (en l’espèce, Bernard Stirn), soit un conseiller d’État délégué par lui.
Dans le cas Dieudonné, le président Stirn s’est auto- saisi des deux premières ordonnances (Nantes, puis Tours) puis a désigné son adjoint, le président Arrighi de Casanova, pour la troisième (Orléans). En somme, une affaire hautement sensible est tranchée, dans l’urgence par les deux personnages placés au sommet de la hiérarchie du contentieux administratif français ! Ne trouverait-on pas incongru qu’un référé du tribunal d’instance de Guéret soit directement porté devant le premier président de la Cour de cassation ?
En réalité, cette procédure, légale mais baroque et dévoyée, met à mal le jeu des recours sereins au fond, transformant une question d’évidence en jurisprudence définitive, s’imposant à toutes les juridictions inférieures. On imagine mal, en effet, les juges du fond qui auront à examiner l’affaire censurer les deux plus hauts juges du Conseil d’État !
Or, ces trois ordonnances opèrent une nette inflexion de la jurisprudence sur les atteintes à la liberté d’expression au nom de l’ordre public, dite « jurisprudence Benjamin » (1933). La motivation de l’interdiction, par le fait que le spectacle menacerait à titre préventif l’ordre public par sa mise en cause de la « dignité humaine » et de la « cohésion nationale », est suffisamment inhabituelle pour mériter d’être débattue. Il est d’autant plus urgent d’y réfléchir que la République n’est pas menacée seulement par des saltimbanques. Lorsqu’un ministre, en l’occurrence, Najat Vallaud-Belkacem, déclare que « toutes les tentatives de remise en cause se heurteront à la poigne de l’État de droit », on se demande sous quelle latitude se trouve ce régime musclé.[/access]
*Photo: CHAUVEAU NICOLAS/SIPA.00526757_000024
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