Le meurtrier de Sarah Halimi ne sera pas jugé. On comprend la tristesse des familles et l’émotion de l’opinion. Que le travail de la juge d’instruction soit critiquable ne justifie pas les raccourcis et caricatures. Expert dans cette affaire, Paul Bensussan souligne que l’irresponsabilité pénale figure dans le Talmud comme dans le droit romain. Et rappelle que si Kobili Traoré était fou au moment des faits, il n’en est pas moins coupable d’un crime antisémite.
Dans une tribune publiée le 16 avril 2021 dans Le Figaro, deux jours après que la Cour de cassation avait rendu son arrêt confirmant l’irresponsabilité pénale du meurtrier de Sarah Halimi, le grand rabbin de France, Haïm Korsia, faisait part de son indignation. Il qualifiait cette décision, devenue définitive, de « scandale judiciaire » et s’étonnait que l’irresponsabilité pénale eût été retenue avec la circonstance particulière de l’antisémitisme, estimant incompatibles ces deux notions. « Les lumières sont-elles sur le point de s’éteindre depuis les instances de base jusqu’au plus haut échelon de la hiérarchie judiciaire française ? » s’interrogeait Haïm Korsia.
Membre du deuxième collège d’experts ayant conclu à l’irresponsabilité pénale de Kobili Traoré, ce qui fut au final le cas de six experts sur les sept qui sont intervenus, il m’a paru nécessaire, même si l’émotion suscitée peut rendre le propos difficilement audible, de revenir sur certains raccourcis et contre-vérités médiatiques, ainsi que sur des aspects médico-légaux.
Un permis de tuer des Juifs ?
Rien dans cette affaire ne semble avoir été fait pour tenter de dissocier l’atrocité du crime de sa singularité et du fait que son auteur, au moment des faits, ne pouvait être considéré comme responsable de son acte. Pas même de son état, comme on a tenté de le dire, au seul motif qu’il était consommateur de cannabis. Les réactions ulcérées abondent, certains dénonçant même un « permis de tuer des Juifs » ; d’autres, hélas professionnels du droit, surfent sur l’émotion, prétendant qu’il suffirait désormais de fumer un joint pour commettre un crime en toute impunité. Compréhensibles de la part du public, de tels raccourcis sont indignes de professionnels.
Il est vrai qu’en début d’instruction, l’hésitation à retenir la circonstance aggravante d’antisémitisme a pu donner à certains le sentiment que cette dimension était délibérément occultée, voire niée, ce qui aggravait le désarroi et l’incompréhension. Depuis le 4 avril 2017, date des faits, cette ambiguïté n’a jamais été levée. Au point qu’Amélie Perrier, « lançant » le sujet au micro de France Inter dans le journal de 18 heures, mercredi 14 avril, jour de la publication de l’arrêt de la Cour de cassation, affirmait imprudemment : « L’affaire oppose depuis des années les experts psychiatres à la communauté juive. »
Experts contre communauté juive ?
Comment peut-on tenir des propos aussi caricaturaux ? En quoi les experts psychiatres auraient-ils été « opposés à la communauté juive » ? À quel ordre subliminal ces experts auraient-ils obéi, pour déresponsabiliser le criminel ?
Je comprends et partage l’émoi d’une partie de la communauté juive, durement touchée dans les dernières années par une série de crimes antisémites, commis par des auteurs appartenant à la mouvance islamiste. Parmi les nombreux experts, j’ai été plus particulièrement la cible des reproches. J’en ai été peiné, mais aussi indigné : le fait qu’un expert soit juif devrait-il influencer sa lecture d’un crime ou d’un délit ? La question est aussi absurde qu’offensante pour qui s’attache à respecter éthique et déontologie.
Mais l’indignation et l’incompréhension de l’opinion devant la notion d’irresponsabilité pénale ne sont pas le propre de cette affaire : le malade mental criminel inquiète, par le caractère imprévisible de son passage à l’acte, par la soudaineté de l’attaque, sa férocité, l’acharnement inutile sur la victime. La perspective d’une récidive, dans le cas d’une sortie de l’hôpital, est tout aussi intolérable. Que l’on se souvienne de certaines affaires, telles que celles de Stéphane Moitoiret, meurtrier en 2008 du petit Valentin, ou encore de Romain Dupuy, auteur en 2005 d’un double homicide à l’hôpital psychiatrique de Pau, et des débats passionnés qu’elles ont soulevés. Je rappellerai simplement que le principe de l’irresponsabilité pénale se retrouve dans le Talmud, comme dans le droit romain. Citons à ce sujet Yves Lemoine, magistrat, historien[1] : « Jamais, dans notre civilisation, on n’entendit les fous, même pour les crimes les plus atroces. […] Faire comparaître un dément, c’est renier le fondement même de notre civilisation. »
La famille de la victime laissée pour compte
La frustration liée à l’absence de procès, dans le cas du malade mental criminel, tient d’abord à ce que la compréhension espérée par les familles de victimes sera à jamais impossible. Il faut cependant l’admettre : le crime du sujet psychotique est par définition irrationnel et hermétique. Sa compréhension échappe à tous, et à l’auteur lui-même. Deux procès en cour d’assises n’ont pas permis à la famille de Valentin, dont le meurtrier, malade mental, avait été considéré comme partiellement responsable par six experts sur dix (les quatre autres l’ayant estimé irresponsable), de comprendre pourquoi leur petit garçon de 10 ans avait péri sous les 44 coups de couteau assenés par le meurtrier.
Toutefois, même en l’absence de procès d’assises, la famille n’est pas pour autant privée du débat, comme c’était auparavant le cas avec le non-lieu déclaré à l’instruction. Le dispositif légal a considérablement évolué depuis la loi du 25 février 2008, dite « loi Dati ». Si l’irresponsabilité pénale est retenue par les experts, une audience publique se tient désormais devant la chambre de l’instruction. Les parties civiles, les avocats, les experts et même la presse assistent à cette audience qui, pour Kobili Traoré, a eu lieu le 27 novembre 2019. À cette occasion, les experts soutiennent publiquement leur rapport et les avocats ont tout loisir de les interroger : l’oralité des débats et la contradiction sont de mise. À l’issue de cette audience, deux possibilités : la chambre de l’instruction renvoie l’accusé devant la cour d’assises, si les arguments en faveur de l’irresponsabilité pénale lui paraissent insuffisants ; dans le cas contraire, elle déclare la culpabilité et l’« irresponsabilité pénale pour trouble mental ». La culpabilité est définitivement établie, même s’il est pénalement irresponsable. Le « non-lieu » qui révoltait légitimement les familles comme l’opinion a donc bel et bien disparu.
Mais entendre le « besoin de procès », c’est aussi entendre le « besoin de sanction ». L’opinion s’insurge contre cette étrange sensation d’ « impunité », comme si elle était un acte de clémence envers le meurtrier. Lorsqu’il devient acquis, comme le disent les médias, que « le meurtrier n’ira pas en prison », le public croit comprendre qu’il est libre, ou qu’il le sera demain. À ceux-là, je dirais simplement que l’univers des UMD (unités pour malades difficiles, où sont internés les malades mentaux criminels) est aussi contraignant et coercitif que l’univers carcéral ; mais aussi et surtout qu’une sortie est hautement improbable à court et moyen terme. Les conditions requises sont si difficiles à réunir que, bien souvent, la durée de l’internement est supérieure à ce qu’aurait été la peine de prison. À titre d’exemple, Romain Dupuy, auteur d’un double meurtre en 2005, n’est toujours pas sorti de l’UMD de Cadillac, malgré des expertises favorables. De plus, dans le cas de Kobili Traoré, la peine, si elle avait été prononcée, aurait dû tenir compte de l’altération du discernement, et donc être réduite. Mais qui le sait ?
Reste à évoquer la question la plus délicate : si le crime fou est irrationnel, hermétique, l’antisémitisme n’est pas répertorié comme une maladie mentale… en tout cas en l’état actuel de la science. Mais alors, pourquoi un meurtrier qui assimile les juifs au démon, récite des versets du Coran en redoublant de violence, défenestre sa victime aux cris de « Allahou Akbar », en prétendant qu’elle s’était suicidée serait-il considéré comme en état de démence ?
Kobili Traoré était psychotique
Dans les quarante-huit heures précédant son passage à l’acte, Kobili Traoré a présenté de façon soudaine une symptomatologie psychotique floride : il était agité, halluciné, soliloquait en répondant à des voix imaginaires, effrayait tout le monde, jusqu’à sa mère et ses voisins maliens qui s’étaient barricadés et avaient appelé la police… Il était allé la veille à la mosquée, avait consulté un exorciste, pensait que son beau-père voulait l’empoisonner ou le « marabouter », que l’auxiliaire de vie de sa sœur (d’origine haïtienne) appliquait sur lui des rituels vaudou… Une efflorescence délirante, une dimension persécutive dominante. C’est en s’enfuyant par le balcon de chez les voisins, alors qu’il se croyait poursuivi par les « démons », qu’il est entré par effraction dans l’appartement de Madame Halimi et que l’enchaînement fatal est survenu. Nous l’avons souligné dans le rapport et je l’ai dit à la barre de la chambre de l’instruction : en proie à son délire, à la fois agressif et terrorisé, Monsieur Traoré était au moment des faits un baril de poudre. Le judaïsme de Madame Halimi, la vision du chandelier à sept branches ont été l’étincelle. Pour le dire simplement : le crime était celui d’un fou, mais ce crime était incontestablement antisémite car dans son délire, Kobili Traoré assimilait les juifs au démon.
L’antisémitisme, mobile premier de l’assassin ?
Lorsqu’un sujet délire, les thèmes délirants ne surgissent pas ex nihilo : ils sont la résultante de sa personnalité, de ses croyances, de son éducation, mais aussi de sa réceptivité au discours ambiant. Si l’on admet l’existence d’un antisémitisme arabo-musulman, il n’y a aucune raison de penser que Monsieur Traoré, en pleine bouffée délirante, puisse y demeurer imperméable, même si l’enquête n’a pas permis de mettre en évidence des manifestations d’antisémitisme ou de radicalisation antérieures aux faits. Les insultes proférées, le déferlement de violence, la thématique religieuse et les versets du Coran ne laissent aucune place au doute sur la composante antisémite de son délire. Peut-on pour autant considérer que l’antisémitisme, thème délirant, a été un mobile, comme on le dirait d’un crime prémédité et comme le laissent entendre la majorité des analyses ?
L’indignation de l’opinion publique et de la communauté juive tient en grande partie à l’idée (fausse) que reconnaître la folie et l’irresponsabilité pénale du meurtrier reviendrait à nier la dimension antisémite de son acte. Autrement dit, qu’un crime antisémite demeurerait impuni. Ce que la même Amélie Perrier, dans le même journal de France Inter, formulait tout aussi maladroitement : « Les experts s’accordent sur une bouffée délirante aiguë, contrairement aux proches de Sarah Halimi qui, soutenus par la communauté juive, dénoncent un crime antisémite. »
Un crime fou et antisémite
Même le docteur Zagury, partisan d’une responsabilité atténuée (et non de l’irresponsabilité) en raison de la consommation de cannabis, a conclu à un crime fou et antisémite. Ce que j’ai personnellement soutenu à la barre. L’arrêt de la chambre de l’instruction a d’ailleurs retenu la culpabilité de Monsieur Traoré, mais aussi la dimension antisémite de son crime.
La situation est si complexe, et le malaise laissé par ce dossier si profond, que le grand rabbin de France lui-même a pu commettre, selon moi, une erreur d’analyse en écrivant : « soit le meurtre est antisémite, et donc pensé, soit il est l’œuvre d’un irresponsable, et donc non pensé. Mais pas les deux à la fois. » Propos en contradiction avec l’analyse des experts, dont l’écho n’a sans doute pas fini de résonner dans la communauté juive.
*Psychiatre, expert agréé par la Cour de cassation et par la Cour pénale internationale de La Haye.
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[1]. « Juger les fous : “le malheur de leur état” », Libération, 9 novembre 2007.