Il semblerait que les questions sociétales ne puissent plus être traitées qu’au travers de débats hystériques et par l’instrumentalisation de la justice pénale. L’affaire Sauvage il y a peu et maintenant l’affaire Barbarin en sont de tristes exemples. Dans les deux cas les questions de fond passent au second plan, au profit de manœuvres directement politiques conduites par des lobbys, manœuvres auxquelles se joignent des règlements de compte plus ou moins obscurs. Les violences faites aux femmes, et les atteintes sexuelles sur mineurs, dans l’Église ou ailleurs, mériteraient pourtant des traitements plus civilisés.
L’évêque de Lyon qui paye là ses engagements sur le mariage gay, a bénéficié d’un répit illusoire avec les attentats de Bruxelles. Mais les pancartes « Je suis Belge » ont été rapidement remisées pour revenir aux affaires sérieuses : taper sur les curés.
Malheureusement, en matière d’atteintes sexuelles sur les mineurs, ce traitement entretient toutes les confusions, et empêche un débat pourtant primordial sur les deux questions essentielles : quelle rôle pour la justice pénale face à la délinquance sexuelle, et qu’elle doit être la place des victimes.
Praticienne depuis plus de vingt ans des questions de la protection de l’enfance et des violences sexuelles, je témoigne que ce furent des années difficiles, soumises à la dictature de l’émotion, dont l’affaire d’Outreau fut un point d’orgue paroxystique, mais il y en eut beaucoup d’autres. Loïc Sécher, Christian Iacono, et d’autres, sont là pour témoigner de la tragédie de l’innocence bafouée. Je pense aussi à ceux que le suicide a définitivement fait taire. La justice pénale poussée par la clameur à des errements dans les années 90 et le début des années 2000, s’est heureusement reprise. Mais le retour à la raison est fragile.
La justice pénale n’est pas là pour garantir « le plus jamais ça »
La première question délicate est celle du rôle de la justice pénale dans les affaires d’atteintes sexuelles. Quelles que soient les questions posées aujourd’hui, et c’est une banalité de le dire, on demande au juge d’y répondre, même si c’est impossible, et de tout régler pour « réparer ». Soyons claire et ferme, il n’est pas là pour ça. Il n’en a pas les moyens et ce n’est pas son rôle.
La justice pénale doit traiter des faits et juger des individus qui ont transgressé la règle sociale édictée par la loi. Ils doivent recevoir, après une procédure scrupuleusement prévue et organisée, et s’ils sont reconnus coupables au terme d’un procès équitable, la punition infligée par l’État. Et c’est tout. La justice pénale n’est pas là pour permettre de « faire son deuil », « se reconstruire », accéder au statut de « victime », se débarrasser d’un adversaire politique, garantir « le plus jamais ça », et même établir une « vérité objective et incontestable ».
Le débat qui doit être contradictoire, loyal et dans l’égalité des armes, fait émerger une « vérité judiciaire ». Relative, c’est celle qui permet au juge d’user de la violence légitime, celle du pouvoir sur les corps. Présomption d’innocence, charge de la preuve, bénéfice du doute, double degré de juridiction, et d’autres règles procédurales essentielles encore, sont là pour donner à la décision qui sera prise la légitimité qui lui donnera sa force exécutoire. Cette rigueur est le prix de la protection de l’innocence et des libertés. Il est dommage d’être contraint à rappeler ces évidences.
Et l’on voit bien la difficulté dans ces conditions d’appréhender ce qui relève des atteintes sexuelles, en particulier sur les mineurs. À commencer par la question de la preuve dans un domaine où l’accusation relèvera souvent du « parole contre parole ». La charge de la preuve pesant sur l’accusation, la simple parole du plaignant pèse moins lourd que celle de l’accusé. Quelques démagogues ont voulu inverser cette charge ce qui aurait constitué un barbarisme judiciaire. Concernant les mineurs, comme l’affaire d’Outreau l’a montré, la question est encore plus délicate. Contrairement à l’affirmation « l’enfant dit le vrai » d’une personnalité politique mal inspirée, le témoignage des enfants est très difficile à recueillir et à manier. Le système de prescription qui fait partir les délais de la majorité de la victime, peut amener à examiner des faits très anciens, relatés par des personnes dont la vie d’adulte a nécessairement eu une influence sur leur perception. Et le droit pénal est celui de la précision. Il ne suffit pas de dénoncer, il faudra dater les événements précisément, décrire les circonstances et les lieux dans lesquels ils se sont produits, toutes exigences qui se heurtent à la spécificité des atteintes sexuelles.
Le recueil de la parole des victimes d’abus sexuels devrait recevoir le même traitement que le recueil de la parole des victimes de n’importe quelle autre infraction. Plus elle est recueillie tard, plus elle est fragile et invérifiable. Il est essentiel de porter une attention particulière au contexte du dévoilement de cette parole, aux circonstances qui l’ont permis ou favorisé, parfois suscité voire fabriqué. L’exercice se complique encore lorsque les faits sont très anciens, évoqués par des adultes qui avaient tu, parfois « oublié », les faits qu’ils invoquent. Cette parole ne doit pas être sacralisée mais écoutée et prise en compte dans le respect des règles du procès pénal.
L’instrumentalisation de la justice pénale dessert une cause légitime
Le viol et les agressions sexuelles sont des fautes pénales gravissimes méritant sanction. Il est nécessaire de regarder en face la question de la pédophilie. Sortie du monde du silence qui ne régnait pas que dans l’Église il y a vingt-cinq ans, c’est une perversion malheureusement plus répandue qu’on imagine et la question est moins celle de sa répression que de sa prévention et de son traitement. Questions qui ne relèvent pas du juge. C’est la raison pour laquelle l’instrumentalisation de la justice pénale à laquelle nous assistons dessert une cause légitime.
Si l’on s’en réfère à la lecture des journaux toutes les infractions reprochées au père Preynat sont aujourd’hui prescrites. Quant aux incriminations invoquées à l’encontre de l’évêque de Lyon, elles ne résistent pas à une analyse factuelle et juridique sérieuse.
Le procès fait à l’Église catholique pour son attitude dans la gestion du phénomène pédophile dans ses rangs est peut-être légitime, mais la façon dont se déroule actuellement le débat est pour le moins curieuse.
Personne ne conteste qu’il existe des victimes des agissements du père Preynat. Mais ce statut s’il mérite le respect et donne des droits, ne dispense pas des devoirs. Le premier, s’agissant aujourd’hui d’adultes âgés de 40 à 50 ans, est de répondre dans le cadre d’un débat contradictoire à deux questions incontournables. Pourquoi ces vingt-cinq ans de silence au moins ? Pourquoi n’avoir pas saisi la justice, seule façon d’interrompre la prescription ?
L’association très active rassemblant nombre de plaignants semble-t-il, s’est nommée « La parole libérée » ? Mais qui ou quoi retenait cette parole prisonnière ? Il faut nous le dire.
« On ne s’arrêtera pas. On va faire péter le diocèse »
Qu’est-ce qui a empêché pendant vingt ou trente ans d’une vie d’adulte actif de prendre ses responsabilités ? Ne serait-ce que pour éviter à d’autres de subir les agissements de celui qu’on qualifie aujourd’hui de prédateur. Silencieux alors qu’on savait, qu’on avait le pouvoir de saisir la justice. Comment se plaindre que l’évêque de Lyon, qui ne le pouvait, n’ait pas fait ce qu’eux-mêmes n’ont su entreprendre ?
Il faudra répondre à ces questions et à une autre : pourquoi maintenant ? Pourquoi ce déchaînement soudain, ces exhibitions médiatiques qui renvoient au triste fonctionnement de la société du spectacle ? La presse et les réseaux nous préviennent que le porte-parole du ministère de l’Intérieur, « voudrait la tête du cardinal et faire un exemple » et qu’il entretiendrait des liens avec l’association « La parole libérée ». Il aurait lui-même déposé une plainte pour « mise en danger délibéré d’autrui et provocation au suicide », libellé qui démontre bien qu’on bascule dans le délire. Et le Monde nous confirme que l’objectif de celui qui anime l’association est très clair : « Eh bien non, on ne s’arrêtera pas. On va faire péter le diocèse ». Et instrumentaliser la justice pour y parvenir ?
Le Premier ministre au mépris de la séparation des pouvoirs, suivi par une cohorte de politiques et de peoples, est bruyamment intervenu dans une affaire qui aurait mérité de sa part un maximum de prudence. Et c’est maintenant la bousculade pour demander la démission du prélat, alors que la plupart des intempestifs n’étant pas catholiques, ne sont pas concernés.
Nous avions vu il y a quelques semaines comment la justice pénale condamnant Jacqueline sauvage, s’était vue traînée dans la boue, et insultée parce qu’elle ne répondait pas aux injonctions des lobbys et de la clameur. Espérons que les magistrats lyonnais sauront rester fermes, sourds à la pression et à ces manipulations, restant fidèles à ce qui est leur principale mission, le respect du droit.
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