« Wir schaffen das ! », « Nous y arriverons ! », martèle Angela Merkel, depuis qu’elle a ouvert les frontières de son pays à un million de réfugiés syriens. Il est encore trop tôt pour savoir si le pari sera tenu, mais une chose est sûre : ce pari a déstabilisé l’Allemagne.
Quatre-vingt-dix députés de l’AFD (Alternative Für Deutschland), un parti né des frustrations et de l’inquiétude provoquées par la politique de « Mutti », viennent de faire leur entrée au Bundestag. Les admirateurs de Merkel ne sont pas ébranlés pour autant. Ce soubresaut renforce, au contraire, leur admiration. Ils en concluent que le peuple, ou qu’une fraction du peuple allemand, n’est pas à la hauteur des grandes espérances qu’Angela Merkel et toute l’Europe éclairée avaient placées en lui. Il a déçu. Au lieu de saisir l’occasion d’expier ses crimes en relevant l’immense défi de l’hospitalité inconditionnelle, il a voulu secouer le joug de la mémoire et s’est donné le droit de redevenir méchant.
Certains signes semblent valider cette interprétation. J’apprends dans Le Figaro que pendant la conférence de presse donnée par l’AFD au lendemain de ce scrutin triomphal, Alexander Gauland, le doctrinaire de cette formation, s’est interrogé sur l’engagement de l’Allemagne en faveur du droit d’Israël à exister, et que Wilhelm von Gottberg, élu en Basse-Saxe, cite, dans un essai paru en 2001, un auteur italien de la mouvance néo-fasciste regrettant que la vérité juive de l’holocauste soit sous protection légale. Je découvre qu’il y a, dans ce parti, d’anciens informateurs de la Stasi. Reste qu’on ne trouve dans le programme de l’AFD ni éloge du Parti unique, ni appel à renverser les institutions, ni velléité génocidaire, ni exaltation d’une race supérieure. Et je ne vois rien d’hitlérien chez Marc Jongen, ancien assistant de Peter Sloterdijk à Karlsruhe, aujourd’hui co-président de l’AFD de Bade Würtemberg, quand il affirme : « les nations européennes doivent remplacer la culture de l’autosuppression par la volonté de survivre ». Dans cette culture de l’autosuppression théorisée par Habermas sous le nom de patriotisme constitutionnel, le grand historien Thomas Nipperdey discernait déjà un avatar inattendu du pangermanisme. Par l’inculcation de sa conscience postnationale aux malheureux qui sont encore dans un état déplorable d’arriération, la germanité progressiste avancée « aurait donc une fois encore la charge de guérir le monde. Le rejet de notre nation est une réédition de la particularité allemande, et voilà justement ce qu’il s’agit de dépasser. » Autrement dit, plutôt que de s’enivrer d’idées missionnaires et de vouloir à nouveau diriger le monde, l’Allemagne devrait revenir au « nationalisme normal de l’identité et de la préservation de soi ».
Mais, pour les adversaires résolus de l’AFD, il n’y a pas d’identité normale. L’identité c’est déjà Hitler, si l’on en croit Carolin Emcke, une des intellectuelles les plus influentes outre-Rhin. Et dans son essai Contre la haine qui lui a valu le Prix des libraires pour la paix, elle cite à l’appui de ce diagnostic un célèbre passage du Livre des justes. Il s’agit de la guerre entre les gens de Galaad et ceux d’Ephraïm : « Lors donc qu’un des fuyards d’Ephraïm disait : « Je veux passer ! » Les hommes de Galaad lui demandaient : « Es-tu d’Ephraïm ? » Et s’il disait non, ils lui disaient : « Prononce donc « Shibboleth »[tooltips content= »« Shibboleth » en hébreu veut dire « épi de blé ». »]1[/tooltips] ! » Et il prononçait « Sibboleth » car il ne réussissait pas à parler correctement. Alors on se saisissait de lui et on l’égorgeait. Au gué du Jourdain, il tomba en ce temps-là 42 000 hommes d’Ephraïm. » Et Carolin Emcke commente : « La vieille histoire de Shibboleth est toujours actuelle, elle décrit tous les procédés arbitraires dont peuvent user les sociétés pour écarter ou dénigrer des individus ou des groupes isolés. »
À ceux qui lui objecteraient qu’on ne peut pas réduire à une affaire de prononciation la manière dont l’islam et dont les mots hier inconnus de « kouffars », de « djihad », de « niqab », d’ « Allah akbar » ont envahi notre présent, Carolin Emcke répond sans sourciller : « Imaginez une page Facebook, un journal, une émission télévisée où les Chrétiens seraient mentionnés exclusivement lorsqu’ils auraient commis un crime ou un délit, et où chaque crime serait représenté dans un rapport causal avec sa religion. Comment ce schéma modifierait-il la perception ? » L’heureuse récipiendaire du Friendenspreis oublie une différence essentielle : les islamistes prennent le Coran au pied de la lettre. L’islam littéral, cela donne le djihad ou, à tout le moins, la rupture avec la société environnante. Mais quand un Chrétien prend les Evangiles au pied de la lettre, cela donne le pape François, l’hospitalité inconditionnelle, et le « Wir Schaffen das ! » de la protestante Angela Merkel. Et ce qui nourrit l’insécurité culturelle de beaucoup d’Allemands et d’Européens, c’est le sentiment que le littéralisme chrétien est la réponse la moins appropriée qui soit au littéralisme islamique. Mais rien ne démonte Carolin Emcke. Adossée à son « Shibboleth », elle récite le catéchisme de la bien-pensance. « Tout cela s’est déjà produit, la haine de l’étranger, l’exclusion de toute différence, les vociférations dans les rues, les graffitis qui se déchaînent, l’invention de l’entre-soi comme nation, comme peuple, et la fabrication de toute pièce de ces autres qui doivent en être exclus, les déviants, les asociaux. L’idée selon laquelle des hommes étrangers importunent nos femmes et nos filles a elle aussi déjà existé, c’est une des affirmations de la propagande nazie, les textes antisémites et les caricatures mettaient régulièrement en garde contre les Juifs supposés assaillir les femmes allemandes. »
On comprend, à lire ce texte, pourquoi les juifs se sentent si seuls face au nouvel antisémitisme. Sa prise en compte, en effet, ruinerait l’édifice idéologique de la vigilance. On le passe donc sous silence ou, comme Eric Hazan et Alain Badiou, on le débaptise : « L’hostilité des jeunes de banlieue envers les Juifs est fondamentalement liée à ce qu’il se passe en Palestine. Ils savent que là-bas les Israéliens juifs oppriment les Palestiniens qu’ils considèrent, pour des raisons historiques évidentes, comme leurs frères. Et force leur est de constater que les organisations représentatives de la communauté juive apportent un soutien inconditionnel à l’État raciste d’Israël. » Les Juifs étant devenus la cible de l’idéologie antiraciste, il nous faut combattre cette idéologie comme on combattait naguère les idéologies totalitaires. Bienvenue dans le XXIe siècle !
Le XXe siècle cependant n’a pas dit son dernier mot. Il est possible que la xénophobie sans phrase et la nostalgie du Grand Reich l’emportent dans les rangs de l’AFD sur la lucidité inquiète et le souci de la préservation de soi. La discussion publique se trouverait alors réduite à l’affrontement du politiquement correct et du politiquement abject. Et comme en Amérique, ces deux délires se renforceraient l’un l’autre. On ne saurait rien imaginer de pire.